Le Noël des Bergeronnais



À l'occasion des Fêtes de Noël 2025, il me fait  plaisir de partager à  nouveau de précieux souvenirs de mon enfance. Bonne écoute. Nous qui avons la chance de pouvoir admirer la grandeur et la lumière du fleuve, souhaitons que cette lumière se répande davantage sur le monde.


Mon oncle Welleston
Minuit Chrétien
Adeste Fideles
Agnus Dei (Barber)


Mon oncle Adrien Guay
Ses Noël d'enfance

  
Mgr Gendron
Ses Noëls aux Bergeronnes


Rencontre avec Victor Guay

Je suis né à Chicoutimi en 1876, le dernier d’une famille de sept enfants. Mon père, François-Xavier, s’y est installé après avoir promis à la Sainte-Vierge de cesser de naviguer s’il réchappait d’une terrible tempête en Martinique. Il s’est lancé dans le commerce, mais avec bien moins de succès que son frère Johnny. Celui-ci a été le premier maire de Chicoutimi. Sa maîtrise de l'anglais et de l'innu lui a permis de s’enrichir dans la traite des fourrures et dans les affaires. Pour en revenir à mon père, il a déjà la cinquantaine au moment de ma naissance et vient tout juste d’être engagé comme geôlier à la prison de Chicoutimi.

À la fin août 1889, mon grand frère et parrain Arthur, ordonné prêtre à l’âge de 26 ans, entre en coup de vent à la maison. Il est issu de la première cohorte de curés formés au grand séminaire de Chicoutimi et nous montre la lettre qu’il vient tout juste de recevoir de Mgr Bégin :

Je vous nomme, par la présente, à la desserte de la mission de Sainte Zoé des Bergeronnes et cela jusqu’à révocation de ma part ou de celle de mes successeurs. Vous y jouirez des droits ordinaires des curés de ce diocèse. Vous recevrez les dîmes, suppléments et obligations qui ont ou seront établis dans cette mission. Vous vous rendrez à votre poste pour le premier dimanche d'octobre. Je prie Dieu qu'il vous conserve la santé et que votre ministère, tout de paix et de charité, soit fructueux pour les âmes qui vous sont confiées.

Comme il aura besoin d’une servante, ma sœur et marraine Edwige ­­­­­­– qu’on appelle communément Louise – décide de l’accompagner. À l’automne, tous deux prennent le bateau pour Tadoussac afin d’aller s’installer au presbytère des Bergeronnes qui accueille son premier curé résident. L’air de ce village de 500 habitants semble lui convenir puisqu’à la fin de décembre, il se dit déjà moins chétif, même s’il a toujours mal à la gorge. Quant à ses rhumatismes, ils ont miraculeusement disparu. À la fin de l’été suivant, il célèbre là-bas le mariage de notre sœur Louise avec Alfred Tremblay, propriétaire d’une goélette de 35 pieds baptisée la  Marie-Louise

La chapelle et le presbytère des Bergeronnes en 1911

Enfants de Louise Guay et Albert Tremblay :
  • Bernadette dit Juliette (mariée à Sylvio Savard)
  • Jean-Charles (marié à Priscille Dumont)
  • Euclide (marié à Antonia Lessard)
  • Jean-Arthur (marié à Edwige Tremblay). Leur fils Arthur Tremblay fut sénateur du parti progressiste-conservateur, de 1979 à 1992.
 
Mon frère se retrouve seul au presbytère et son ministère n’est pas facile comme il l’écrit à son évêque le 30 octobre 1890 :

Votre grandeur, je suis pauvre comme Job. Je n’ai pas un centime pour acheter ma farine, mon huile et mon sucre. Si vous ne me donnez pas une somme d’argent, je ne sais ce que je vais devenir dans ma chère mission. En m’envoyant, vous m’avez défendu de me plaindre, mais vous ne m’avez pas défendu de vous dire précisément ma pauvreté et mon ennui. Mes revenus pour l’année n’ont été que de 300 piastres [alors qu’il en faudrait 400]. Les paroissiens sont plus pauvres que moi. Nous n’avons pas de chantier cet hiver et la récolte est nulle. 

Mon arrivée aux Bergeronnes 

À 14 ans, j’abandonne mes études commerciales au petit séminaire pour aller le rejoindre aux Bergeronnes. Le presbytère est au centre d’un terrain de 25 acres. Il y a d’abord la chapelle de 50 pieds par 30 avec une cinquantaine de bancs. La corporation épiscopale a obtenu un prêt de 100 $ pour y installer sur le terrain une grange, une étable, un hangar, un puits, un four à pain et une porcherie. Un bon nombre de cultivateurs sont si pauvres qu’ils ne peuvent payer leur dîme qu’en voyages de foin. Avec la grange et l’étable, le curé peut garder des vaches, obtenir du lait et espérer en tirer quelque revenu de subsistance.

Comme il n’y a pas d’argent pour une institutrice, mon frère se charge de mon éducation comme de celle des enfants du village. Je fais office de bedeau et effectue divers travaux d’entretien. Plus tard, je me trouve du travail pendant l’hiver, d’abord comme bûcheron puis comme mesureur forestier.

En février 1893, au deuxième dimanche du carême, les bâtisses autour du presbytère ont failli être la proie des flammes. Dans la chapelle, il a fallu briser tout le plancher de la sacristie afin de maîtriser l’incendie. Cet hiver-là est long, froid et venteux. Mon frère n’est pas trop fort en santé et sa digestion se fait mal.

Comme les paroissiens restent pauvres, il peine à vendre le lait qu’il produit. Aussi, à 16 ans, je décide de suivre un cours de fromager à Hébertville au Lac-Saint-Jean. L’hiver d’après, je récolte le bois nécessaire à la construction de ma fromagerie que j’installe à l’angle du rang Saint-Joseph et de la rue principale. J’engage Lionel Savard, un homme de la concession, à qui je montre les rudiments du travail. J’enseigne aussi le métier à Ludger Bouchard qui s’ouvrira plus tard une fromagerie à Petites-Bergeronnes.

Le lait est d’abord chauffé dans un grand récipient. Une fois le fromage égoutté et séché, on met chaque meule dans une boîte de bois. Après un certain temps de mûrissement, les meules seront transportées dans un petit bateau jusqu’à Tadoussac pour être embarquées sur un navire de la Canada Steamship vers Québec. Plus tard, ce cheddar sera même exporté en Angleterre!

On m’envoie des nouvelles de Chicoutimi : en novembre 1896, un prisonnier fou furieux, en attente de transfert vers l’asile, a administré des coups de tisonnier à mon père et à mon frère Ovide. Après avoir reçu un coup à la tempe, mon père, qui est rendu à 72 ans, est resté étourdi pendant deux bonnes minutes. Mais il a trouvé assez de force pour assommer le prisonnier avec un quartier de bois. Comme punition, il l’a tenu deux jours aux fers. Par ailleurs, mon cousin Joseph-Dominique, un garçon d’oncle Johnny, est devenu maire de Chicoutimi. Il a fondé le journal  Le progrès du Saguenay et il vient de s’associer à un monsieur Dubuc afin d’ouvrir une pulperie à Chicoutimi.

Alfred Tremblay, le mari de ma sœur Louise, transporte maintenant du bois de sciage sur sa nouvelle goélette de 75 pieds, la Saint-Laurent. C’est du sapin et de l'épinette que les cultivateurs récoltent sur leurs terres pendant l'hiver en faisant leur bois de chauffage. Au retour, il ramène victuailles et marchandises pour le magasin général de son frère Elzéard, situé près de ma fromagerie. Ce dernier a épousé la veuve Éléonore Gosselin qui a quinze ans de plus que lui. Elle a perdu son mari tombé accidentellement à l’eau alors qu’il travaillait sur un bateau-mouche entre Lévis et Québec. Il y a trois enfants chez eux : Alberta, la fille d’Éléonore, et leurs propres enfants : Léonidas et Éléonore fille.

Premier mariage

Comme la famille Gosselin est fortunée, Elzéard a utilisé la dot de son mariage pour ouvrir son magasin et opère avec son garçon Léonidas sous le nom d’Elzéard Tremblay & Fils. Ne sachant ni lire ni écrire, il récite de mémoire la liste complète des articles vendus à son épouse qui l'inscrit dans les livres. Les gens le surnomment le bonhomme  crapulos parce qu’il fume de ces petits cigares à un sou. Je ne tarde pas à tomber amoureux de sa fille Éléonore et mon frère Arthur célèbre notre mariage en mai 1898. Après avoir perdu la petite Bernadette à quelques mois de vie, mon épouse me donne deux filles en santé: Atala en 1900 et Germaine en 1902.

On m’a confié l’année le rôle d’énumérateur pour le recensement du Canada de 1901 et je dénombre 654 habitants aux Bergeronnes. À l’été 1903, il est question de bâtir une nouvelle école au village et mon frère le curé Arthur a maille avec mon beau-père Elzéard. Celui-ci fait partie du syndic et voudrait vendre un de ses terrains pour l’école. Mon frère trouve que c’est trop éloigné de l’église et que ça l’empêcherait de surveiller les institutrices; il finira par imposer ses vues et faire construire l’école au village. Il nous quitte en 1906 pour une assignation à Saint-Bruno au lac Saint-Jean. 

Au début de 1907, je me retrouve bien seul et désemparé après le décès de mon épouse Éléonore. Je dois me résoudre à placer mes deux filles en pension, car je suis bien occupé avec la fromagerie, mon élection récente comme maire de la paroisse et ma fonction d’agent de paix. Mon beau-père Elzéard fait ériger pour sa famille une belle chapelle funéraire en briques au fond du nouveau cimetière; mon épouse est inhumée dans la crypte.

Second mariage

Le nouveau curé Amédée Gaudreau recrute deux institutrices pour les classes de l'école élémentaire. Si elles ne se plaisent pas à leur arrivée, elles finiront pourtant par s’établir ici. En effet, vers la fin des classes de 1908, le curé célèbre mon mariage avec Alice Guay. Mon beau-frère Léonidas épouse l’autre institutrice, Rose-Anna Bouchard, le mois suivant.

Alice et moi prenons Atala et laissons Germaine aux soins de son grand-père Elzéard. Désormais mariée, Alice n’a plus le droit d’enseigner. Des années plus tard, plusieurs personnes ayant eu à occuper certaines charges dans la paroisse lui témoigneront devoir leur succès au fait d’avoir été encouragés à bien travailler leur grammaire et leur arithmétique.

Je passe une partie de l’hiver en forêt afin de couper du bois pour la construction de ma maison juste à côté de celle d’Elzéard. Il m’a fait don d’un grand terrain qui part de la rivière à Beaulieu et va jusqu’au fleuve. Je me suis engagé en retour à prendre une hypothèque garantissant un cours de deux ans dans un couvent pour Atala et Germaine.

Mon puits a un fond en terre et l'eau n'est ni bonne à boire ni pour laver. Je dois faire la tonne avec le cheval deux fois par semaine depuis la rivière à Beaulieu. Alice prépare son levain avec des patates et du houblon et va faire cuire son pain dans le four extérieur chez Elzéard. J’ai aussi construit une étable derrière la maison; une partie est réservée pour un cheval, une vache et son veau, le temps de l’engraisser. Je garde aussi un cochon pour la boucherie en plus de quelques poules. Après la fête de Notre-Dame, le huit décembre, je fais boucherie. Je tue le cochon en le saignant pour récupérer le sang afin de faire des boudins. Les tripes sont arrangées avec une plume d'oie pliée en deux pour les gratter. Ensuite, on souffle pour vérifier si elles sont intactes. Alice hache la coiffe qu'elle mélange avec le sang et les épices, puis fait une première cuisson. La panne sert à faire des cretons et on sale les parties grasses. La volaille est tuée et conservée dans des caisses enterrées sous la neige.

Alice m’a déjà donné trois enfants : Gérard en 1909, Adrien en 1910 et Hermance en 1913. Nous recueillons l’urine de Gérard pour la faire boire à mon beau-frère Léonidas qui souffre de consomption (tuberculose) afin qu’il prenne du mieux. Au recensement de 1911, je compte 797 habitants aux Bergeronnes.

Gérard et Adrien adorent aller à la fromagerie pour grignoter quelques brins de fromage fraîchement tranché et salé. Un jour, les deux jouent sur le rebord du puits et en s'inclinant, Adrien tombe au fond. Heureusement que j’ai réussi à garder mon sang-froid et, en me penchant fortement, je l’ai retiré de l'eau pour le porter à la maison où il s’est vite rétabli. Après, par mesure de précaution, j’ai fait recouvrir le puits.

Un autre jour, le feu a pris à la fromagerie. Mon voisin Jean-Charles Tremblay arrive en courant en criant : « Monsieur Guay, votre fromagerie brûle! » Je cours à la maison pour chercher l'échelle, prends de l'eau dans un sceau, monte dans l'échelle et éteins le feu. Pendant tout ce temps, Jean-Charles continuait de crier: « Monsieur Guay, votre fromagerie brûle, dépêchez-vous! »

Marchand général 

Après la journée de travail à ma fromagerie, je vais souvent aider Elzéard Tremblay, le père de ma première épouse, à son magasin. Mes enfants, Gérard, Adrien et Hermance m’accompagnent souvent et s’amusent avec les contenants vides. Je leur donne parfois des bonbons à 1¢. Elzéar conserve les autres friandises dans une chambre fermée à clef à l’étage qu’Hermance appelle la chambre au tocola.

Bientôt, Elzéard me demande de remplacer à plein temps son fils au magasin. La santé de ce dernier s’est aggravée et il ne tardera pas à mourir. Je vends donc ma fromagerie à Adélard Gagnon qui l'achète pour le compte de son fils Jean-Charles à condition que je lui enseigne le métier. Ludger Bouchard l'apprend aussi et érigera plus tard sa propre fromagerie à Petites-Bergeronnes.

La veuve d'Elzéard
Après avoir perdu mes élections comme maire en 1913, je reviens en poste l’année suivante. Elzéard décède en 1916; il sera le premier à avoir son service funéraire dans notre nouvelle église. Je reprends son commerce, mais en dépit de la parole qu’il m’avait donnée, je dois payer ma part du magasin à sa veuve.

À l’automne 1918, c’est l’épidémie de grippe espagnole. Chez nous, Gérard a eu la fièvre. Il est longtemps resté faible et saignait souvent du nez. Chez Hormidas Lapointe, la mère et deux filles meurent en même temps. Au pire de l'épidémie, on ne chante plus de service à l'église, on dit une prière au cimetière et on enterre. Lorsque la grippe cesse enfin, on fait un grand service à la mémoire de tous ceux qui sont morts.

Mais il y a un grave problème: on est sans provisions pour l'hiver. On rassemble les hommes valides pour manipuler les voiles. Le curé Gaudreau dit une messe spéciale et les hommes s’embarquent pour Québec. Jamais on n’a vu un voyage si tard à l'automne. Le temps est doux et il n'y a pas de tempête. À la fin de la semaine, tous sont de retour, sains et saufs.

L’année suivante, je décide de faire finir le haut de ma maison pour pouvoir y déménager mon magasin qui porte toujours le nom d'Elzéar Tremblay & Fils. J’engage les frères Antonio et Louis-Joseph Fortin. Ma fille Atala, qui vient d’épouser Albert Tremblay, leur a fait une soupe aux pois si épaisse qu’Antonio n'était pas venu travailler le lendemain! Il faut croire que sa sœur Germaine a su mieux s'y prendre puisqu’en 1921, elle se marie avec lui. 

Descendance du premier lit de Victor Guay

  • Atala Guay (1900 – 1939), mariée à Albert Tremblay en 1919
    • Vincent (concessionnaire automobile à Forestville, marié à Yolande Sirois)
    • Pâquerette (mariée à Charles-Edmond Lessard)
    • Annonciade (mariée à Laurent Bouchard
    • Jean-Noël (marié à Yolande Larouche) et Doris (mariée à Roger Tremblay).
  • Germaine (1902 – 1997)
    • en premières noces à Antonio Fortin en 1921
      • Antoinette (mariée à Marcel Larouche)
    • en secondes noces à Louis-Joseph Fortin en 1926
      • Éléonore (mariée à Gilbert Savard)
      • Claire (mariée à Gilles St-Pierre)
      • Thérèse (mariée à Luc Savard)
      • Denise (mariée à Viateur Lapointe).

Alice me donne deux autres enfants en bonne santé : Marcel en 1919 et Émilienne en 1921. En complétant le recensement de 1921, je dénombre 822 habitants aux Bergeronnes. Comme les affaires vont bien, je décide de construire un nouveau magasin contre la maison en 1926. Avec le cheval, Gérard va charroyer une centaine de voyages de sable de grève à raison de quatre voyages par jour. Après cela, les enfants parcourent les champs pour en rapporter des cailloux qui iront dans les formes afin d'économiser sur le ciment; on fait une vingtaine de voyages. Adrien, aidé par Marcel, est en charge du transport du bois de construction depuis le moulin à scie sur la rivière à Beaulieu. Un bon soir, ils nous reviennent avec une cinquantaine de truites en prime qu’ils ont pêchées dans la rivière en attendant que le bois soit prêt. 

Adrien (13 ans) et Gérard (14 ans) au petit séminaire de Chicoutimi vers 1923; Marcel (7 ans) et Émilienne (6 ans) en 1926; Hermance (19 ans) en 1942.

J’ai engagé André Gagnon comme charpentier pour le magasin. Il dîne avec nous et mange avec tellement d'appétit que l'on voit la sueur sur son front pendant son repas. Malgré les avertissements de mon épouse Alice pendant la construction du solage, le plancher du magasin s'avère être un pied plus bas que celui de la maison! Quand la bâtisse est assez avancée, mon frère Ovide descend de Chicoutimi avec ses deux garçons les plus jeunes pour couvrir la toiture. 

À l’intérieur du magasin, j’ai installé de grands tiroirs à bascule pouvant contenir chacun un sac complet de 100 livres pour les marchandises comme le sucre, la cassonade, le riz, les pois, les fèves et le gruau. Je fais aussi installer une ampoule dans la maison et une autre dans le magasin afin de profiter de l’électricité produite le soir par Charles Lapointe lorsqu’il branche sa dynamo à la fin de sa journée de sciage à son moulin. 


Le magasin Elzéard Tremblay occupait le côté gauche de cette maison au 126 de la rue Principale jusqu'en 1919. Le nouveau magasin Elzéard Tremblay édifié en 1926 à côté de la maison de Victor Guay au 121 de la rue Principale (reconstitution)

J’ai toujours aimé m’installer au magasin avec les clients pour échanger autour d’une bonne pipée. Un jour, c’était avec Paul Lessard descendu de la concession. Dans le feu de la discussion, il frotte une allumette à sa culotte sur le gras de sa fesse, commence une phrase et laisse l’allumette se consumer. Lorsque la flamme devient bleutée et prête à s'éteindre, il la colle à sa pipe, tirant de tout son souffle, en vain. Quand il a vidé toute sa boîte sans avoir allumé sa pipe, Émilienne et Marcel éclatent de rire devant lui; il me faudra tenir à l’écart du magasin mes deux petits espiègles pendant ses prochaines visites.

Une autre fois, c’est Lionel Savard ­­­­­­– mon ancien aide à la fromagerie ­­­­­­– qui passe au magasin et s’installe avec un autre cultivateur pour une pipée. Son opposant brandit devant son nez et ses yeux une allumette enflammée et un pouce menaçant. Lionel, plutôt courtaud, perd patience et lui mord le doigt. L’adversaire promène aussitôt son pouce d’un témoin à l’autre : ça saigne, vous voyez, regardez. Chacun y va de ses inquiétudes d'autant plus que les incisives de Lionel sont passablement cariées. Je m’empresse de stériliser la plaie à la teinture d’iode avec l’aide d’Adrien et de Gérard tandis qu’ils continuent de se menacer mutuellement de procès à la cour de justice. 

Je fréquente l’église pratiquement tous les jours. J’interprète le « Minuit chrétien » à Noël et, lors des funérailles, le «Requiem æternam» et «Beau ciel». C’est madame Berthe, l’épouse de Wilbrod Larouche, qui m’accompagne à l’orgue. Je donne des leçons de solfège et de chant grégorien à quelques membres de la chorale. Il m’arrive à l’occasion de sortir mon accordéon à la maison. Parmi les airs qu’on me réclame souvent, il y a «Mignon, connais-tu le pays», «Les cloches de Corneville» et « Souvenir du jeune âge ».

En 1927, je deviens préfet du comté de Saguenay et obtiens un octroi de 50 000 $ du gouvernement pour le dérochage de la rivière des Grandes-Bergeronnes afin de pouvoir amener les goélettes plus loin à l'intérieur du bassin. Au cours de ce même hiver, je charge Adrien d’aller chercher des marchandises dépêchées par bateau à Tadoussac. Au retour, alourdi par la charge, le cheval progresse lentement dans un froid à fendre les pierres. Arrivé à la maison, Adrien ne sent plus ses doigts; il faudra lui couper une partie du petit doigt de sa main droite. 

Comme maire des Bergeronnes, je me suis longtemps battu pour installer l’aqueduc. Les citoyens du village disposaient d’un puits commun situé en arrière du cimetière, près de la rivière à Beaulieu. Ce n’est qu’en 1928, après cinq ans de travaux, qu’un premier circuit dessert une soixantaine de familles.

À l’automne de cette année-là, il faut justement nous rendre à Québec pour demander un octroi pour le prolongement du réseau. Au cours du trajet, le radiateur de la voiture s’est mis à chauffer au milieu de nulle part. Pour pouvoir continuer notre route, les échevins, le curé et moi-même avons dû faire pipi dans le radiateur.

J’obtiens les plans et devis complets de l’aqueduc à l’été 1929. L’année d’après, sur la face du barrage du lac de l’aqueduc des Bergeronnes, on trace les lettres «VG» pour Victor Guay, «LB» pour Luma Bouchard et «ALFB» pour Alfred Bouchard. Une alcôve vitrée protège une statue de Saint-Joseph, patron des travailleurs.

En novembre 1930, je revenais de Montréal après avoir fait les achats de marchandises pour l’hiver. Le train Océan Limité déraille près de Drummondville. Seuls la locomotive, le tender et le wagon-poste restent sur la voie. Pour conforter une petite fille qui pleurait près de sa mère blessée, je lui donne la poupée que je venais tout juste d’acheter pour ma fille Émilienne qui, à neuf ans, ne comprendra jamais pourquoi j’ai dû la priver de son cadeau de Noël.

Gérard et Adrien sont chargés d’arroser la patinoire sur notre terrain de tennis à la maison. Un soir de pleine lune, après l’insistance des enfants à qui je venais de raconter que j’avais déjà écrit mon prénom sur la glace avec mes patins, je m’exécute. À 55 ans, j’ai conservé une certaine agilité, mais Émilienne me demande d’ajouter le point sur le «i». Après un bond sur la pointe d’un patin, je chute légèrement en revenant à mon point de départ, mais mon honneur est sauf.

En 1931, je me procure ma première voiture. Il s'agit d'une automobile que le mari de ma fille Atala a modifiée en petit camion en coupant une partie de la carrosserie pour y installer une boîte qui pouvait basculer pour servir de benne. Mais je suis maladroit, j’oublie de changer de vitesse ou je laisse le frein. Heureusement que Marcel est là pour m’aider. À 12 ans, il conduit déjà mieux que moi!

Au mois de mai, je suis réélu pour la 25e fois à la mairie. La maison est pleine pour les réjouissances. Gérard et Adrien prennent la parole ainsi que Probe Larouche et Patrick Gauthier. La soirée se prolonge jusqu’à une heure avancée. L’année d’après, une soirée dramatique et musicale est organisée en mon honneur par les Enfants de Marie afin de souligner mes noces d'argent comme maire de la paroisse. Mais je devais perdre mes élections l’année suivante. 

Les répercussions du krach de 1929 continuent de se faire sentir lourdement au village. Par compassion, je multiplie les extensions au règlement des comptes dès qu’on me fait part d’un malheur chez l’un ou l’autre client. Il arrive qu’on me cède des terres et des biens que je n’ai pas le cœur de conserver et laisse à leurs propriétaires pour un montant symbolique.

Comme je n’ai plus d'argent pour payer mes fournisseurs, je dois monter à Québec pour tenter d'arranger les choses, mais les conseillers me disent que la faillite est la seule solution. La Banque Canadienne Nationale refuse de renouveler les billets de clients qui avaient une valeur totale de 3 000 $.

En octobre 1932, c’est la vente à l'encan de la faillite du fonds de commerce et des biens saisissables, dont un cheval d'une valeur de 50 $ et un lot de bois stocké sur le quai d'environ 3 000 $, tandis que les créances au livre de crédit avoisinent les 35 000 $.

Je n’ai plus le droit d’opérer de commerce pour cinq ans. Gérard et Adrien empruntent 600 $ sur la valeur de rachat de leurs assurances et obtiennent quelques marchandises, tout en faisant un peu de crédit. Certains clients leur donnent même des avances pour qu'ils leur fassent venir des marchandises. À la fermeture des livres, au 31 décembre 1932, mes deux garçons ont un stock payé de 2 000 $. À la visite du curé cette année-là, ils donnent 10 $ à la quête. Dans le tiroir-caisse, il ne leur reste plus qu'un seul dollar et quelques sous.

J’ai toujours été un franc libéral et je représente le député́ dans notre paroisse de sorte que les ministres me consultent régulièrement lorsque des octrois sont accordés dans la paroisse. Mais le règne de Taschereau se termine avec l’élection du Duplessis en 1936. Il me faut attendre plus d’un an avant de recevoir les paiements qui me sont dus pour le recensement des personnes aptes à recevoir des pensions de vieillesse.

Comme Gérard et Adrien sont déjà mariés et pères de famille, j’estime que les ventes au magasin ne sont pas assez importantes pour faire vivre plus d'une petite famille. À l'été 1936, j’engage Alfred Bouchard pour déménager la vieille maison de Wilfrid Tremblay, une reprise de faillite, à la place de mon ancienne fromagerie afin que Gérard et son épouse Alice puissent l'occuper. L'équipement fait défaut et la maison reste dans le chemin pendant toute la nuit. Plus tard, pour Adrien et son épouse Marguerite Brisson, j’achète et fais arranger l’ancienne maison d’Eugène Sirois.

Pour ma part, je m’associe à mon fils Marcel pour reprendre le magasin. En 1940, il incorpore le commerce Elzéard Tremblay sous le nom de  Victor Guay & Fils et nous prenons Adrien comme commis. C'est le début de la livraison de l'essence par camion-citerne pour les pompes à essence du magasin. Auparavant, elle était livrée dans des barils transportés par bateau. Marcel vient de se faire construire un chalet en bois rond écorcé au lac à la truite par David et Joseph Imbeault et nous prenons grand plaisir à y faire de nombreuses excursions de pêche.

Mon fils Marcel se marie avec Antoinette Mailloux en 1953 et son épouse habite dans notre maison. Il achète ma part du magasin en 1956 et nous partons nous installer au village chez ma fille Hermance pour y finir nos vieux jours. Ils auront trois enfants :

  • Pierre
  • François
  • Evelyne


 


 



Si les Bergeronnes m'étaient contées, version numérique

Le format ePub permet la lecture de livres en format numérique sur des liseuses, tablettes, téléphones intelligents et ordinateurs. Il permet d'ajuster la taille des caractères, de reproduire des illustrations en couleur et de recherche du texte.

Volume 1 : de la nuit des temps à la grande crise de 1929
par Pierre Rambaud (2015)

Version imprimée ISBN 978-2-89332-020-5 (commande postale)
Version électronique
ISBN 978-2-9818253-5-3 (téléchargement depuis la BAnQ)     

Dans le premier tome, le village lui-même se raconte dans une sorte d'autofiction. Après de jeunes années tumultueuses écartelées au nom de la forêt, de l'agriculture et de la religion entre trois pôles de peuplement et deux rivières. 
 
Trois histoires complètent ce premier volume. Un portrait de l’ermite Ti-Louis Gagnon dont l’entêtement conduira aux fouilles archéologiques révélant l’histoire d'avant l’Histoire des Bergeronnes. Cette "recherche du temps passé" étayée par les archéologues fait l'objet d'une deuxième annexe. Enfin, Robert Bouchard s’active autour du piédestal de Thomas Simard dont le statut oscille entre fondateur et entrepreneur.
 
Volume 2 : contre vents et marées

par Pierre-Julien Guay (2019)

Version imprimée ISBN 978-2-9818252-2-2 (commande postale)
Version électronique
ISBN 978-2-9818253-4-6 (téléchargement depuis la BAnQ)





Le second tome propose quatre grandes fresques. La section les curés bâtisseurs démontre comment le développement d'un village au tournant du 20e siècle repose sur un savant dosage d’action et de prières de la part des curés. La quête d'identité raconte les grands exploits en hockey d'un petit village, l'appropriation du territoire et la découverte de soi par les spectacles et le théâtre. Les chemins de croix relatent les efforts de développement en foresterie, moulins à bois, l'exploitation du granit et le secteur des services. Enfin, la vraie nature fait part de l'émergence du tourisme et des excursions d'observation des mammifères marins.

Trois annexes complètent ce second volume. Dans le premier, Rodolphe Gagnon nous fait entrer dans l’intimité de la maison familiale dont les pièces semblent avoir préservé et conservé les souvenirs qui se diffusent invisiblement à son passage. Puis Robert Bouchard évoque des souvenirs d’enfance au fil du temps et des mois. La troisième annexe propose quelques portraits de groupe, une esquisse bien incomplète d’un album de famille.

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Quand Les Bergeronnes avaient des ailes, l'histoire de Rodolphe Pagé

Texte de la conférence de Pierre-Julien Guay présentée au second Rendez-vous des aviateurs (RVA) le 20 juillet 2024 aux Bergeronnes
Ce texte a été publié dans le journal Haute-Côte-Nord du 24 juillet 2024, pages 12 à 14
Une version condensée a été publiée dans la revue Aviation de septembre 2024, pages 33 à 34

Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’histoire de l’aviation aux Bergeronnes est intimement liée à l’exploit de Charles Lindbergh qui réalise en 1927 la première traversée de l’Atlantique Nord en solo et sans escale, après 33 heures de vol. Cette aventure fait naître chez le québécois Rodolphe Pagé le désir de devenir pilote d’avion et c’est aux Bergeronnes qu’il trouvera son premier emploi dans ce métier.

L’année suivante, après un vol à l’air libre depuis New-York, Charles Lindberg se pose un soir d’avril sur les plaines d’Abraham enneigées. Il apporte des fioles de sérum et trois souris de laboratoire dans le but d’aider à sauver un ami aviateur souffrant de pneumonie et hospitalisé à l’hôpital Jeffrey Hall. Dans la foule ce soir-là, un petit garçon de cinq ans, Gilles Simard, décide de sa future carrière et deviendra pilote aux Bergeronnes en 1945. 

Avant même d’avoir complété son cours de pilotage, avec à peine 700 heures de vol, Rodophe Pagé ambitionne d'être le premier aviateur canadien-français à franchir l'Atlantique en avion. Mais il peine à trouver des commanditaires pour financier l’aventure. Ayant obtenu son brevet, il cherche en vain un emploi auprès des autorités fédérales et des compagnies d’aviation qui dénigrent les francophones.

Bénéficiant du soutien de quelques riches Montréalais francophones, dont Arthur Sauvé, alors ministre des Postes du Canada, il entreprend de construire son propre avion. Dans un local prêté par un entrepreneur de pompes funèbres, il travaille à ce que plusieurs considèrent comme son propre cercueil.

Commandité par le propriétaire de la pharmacie Montréal en échange de petites croix rouges peintes sur son fuselage, Rodolphe Pagé entreprend une tournée de 2500 km au Québec afin de faire connaître les avantages de l’aviation et de se trouver éventuellement un emploi. Les seuls instruments de bord de son avion, l’Émérillon, se résument à un indicateur de pression d’huile et un altimètre. Pour naviguer, il utilise une boussole de poche et une carte routière.


Carte postale souvenir distribuée pendant la tournée de Rodolphe Pagé à bord de son l'Émérillon

Après sa tournée, Pagé contacte quelques hommes d’affaires de la métropole pour les convaincre de financer la construction d’une usine où l’Émérillon pourrait être produit en série, mais ces discussions ne mènent nulle part. C’est alors qu’il reçoit un appel du curé Thibeault des Bergeronnes. En 1937, les routes sur la Côte-Nord sont dans un état sommaire. Le ravitaillement se fait principalement par goélettes pendant la saison de navigation d’avril à novembre. Il n’y a pas de transport d’urgence et c’est pourquoi le curé incite Pagé à venir s’installer avec son avion.

Une fois l’affaire conclue, le curé fait venir un tracteur sur une barge depuis Chicoutimi pour aménager une piste derrière le village. En novembre de la même année, un biplan Travel-Air BE 4000, acheté par le curé Thibeault grâce à la générosité de l'homme d'affaire et mécène Laurent Brisson. L'appareil, équipé du même moteur que l’avion de Lindbergh, peut accueillir deux passagers installés devant le poste de pilotage.


Le Travel-Air CF-ABI acheté par le curé Thibeault et piloté par Rodolphe Pagé, pouvait être monté sur roues, sur flotteurs et sur skis.

Où donc est passé l’Émérillon? Il a été détruit dans un incendie lorsqu’un mécanicien y travaillait. Si pour plusieurs le nom de l’appareil rappelait le faucon émerillon — qu'on peut voir encore aujourd’hui tournoyer au-dessus des Bergeronnes — Pagé avait plutôt baptisé son appareil du nom d’un des trois bateaux de Jacques Cartier. La mission première confiée à Pagé est le transport des blessés, des médicaments et du courrier.

En 1938, le curé Thibeault et le docteur Lacoursière des Escoumins inaugurent la Compagnie d'aviation Bergeronnes - Saguenay, un service d’aviation entre Bergeronnes, Saguenay, La Malbaie, Ste-Catherine, Sacré-Cœur, Tadoussac et Forestville.

Mais, dès l’année suivante, la deuxième Guerre Mondial éclate, entraînant la rareté du carburant et des pièces de rechange, ce qui force le service à interrompre ses activités. Du reste, Rodolphe Pagé s’est engagé comme volontaire dans l’armée canadienne et part en Ontario pour participer à la formation de pilotes. L’année d’après, il est à St-Hyacinthe où il largue environ 12 000 mannequins accrochés à des parachutes afin de les tester.

Le mica des Bergeronnes en temps de guerre


Considéré comme minerai stratégique, l'extraction du mica connaît un regain aux Bergeronnes pendant la Seconde Guerre Mondiale. Composante essentielle des bougies d'allumage des moteurs d'avion, il est aussi utilisé pour protéger les yeux dans les masques à gaz. Une douzaine de claims miniers seront plus ou moins exploités au cours de cette période, en particulier ceux autour du lac Charlotte.

La Compagnie d’aviation Charlevoix-Saguenay, dont le curé Thibeault est président, reçoit ses lettres patentes en 1941.  Tandis que Montréal se dote de son premier aéroport à Dorval, on songe à aménager l’aéroport dit de la mer sur le terrain de la Pointe-à-John.

Ce terrain a une histoire particulière;:

  • il était l’endroit pressenti par Charles Pentland pour fonder un village à son propre nom lorsqu’il est venu ici établir un moulin à scie en 1847. Il arrive de Tadoussac en apportant sa propre chapelle, dédiée à Ste-Zoé. Il quitte peu de temps après l’incendie de son moulin.
  • la pointe est riche de quatre autres sites archéologiques, témoignant d’une occupation par de peuples chasseurs il y a 3000 à 9500 ans avant aujourd'hui. En 1973, les archéologues récoltent des pièces directement à même le sol au bout de la piste. 

Pendant la guerre, la piste est déserte à l’exception d’un jour de 1942 où deux Hawker Hurricane, affectés à la surveillance des eaux du St-Laurent, s’y posent en catastrophe. Leur mission et les causes de l’incident sont classées secret militaire. 


Un des deux Hurricane de l'armée canadienne accidenté aux Bergeronnes. Courtoisie : Geneviève Ross-Larouche

 Pendant ce temps, un certain Pagé tourne furtivement autour de l’avion du curé Thibeault. Il ne s’agit pas de Rodolphe, mais d’un des deux malfaiteurs de la région de Chicoutimi qui ont le projet de dérober l’appareil. Ils finiront plutôt par utiliser l’argent récupéré dans un coffre-fort pour acheter et se faire expédier de Montréal l’équipement pour monter leur propre avion, mais se feront coffrer à la livraison de la marchandise à Chicoutimi.

En 1943, notre Rodolphe Pagé est libéré de l’armée et inaugure le service de la Compagnie d'Aviation de Charlevoix-Saguenay par une envolée entre Les Bergeronnes et Chicoutimi avec comme voyageurs, les abbés Joseph Thibault et Edmond-Louis Demieux de Tadoussac. Il reprend la liaison Bergeronnes-Forestville-Rive-Sud, tout en contribuant à l’effort de guerre par le guet aérien au-dessus du fleuve. Lorsque le secret militaire sera levé, on apprendra que les sous-marins allemands ont remonté le fleuve jusqu’à Tadoussac. Le commandant d’un U-Boot a en effet affirmé avoir observé une soirée de danse à Tadoussac.

La guerre terminée, des occasions d’achat de matériel aérien se présentent. La compagnie fait l’acquisition d’un Bellanca Skyrocket, un biplan DH-82 Tiger Moth sans cabine, un biplan Stearman C3B ainsi que deux Avro Anson. Le curé Thibeault n’hésite pas à y investir le montant qu’il avait reçu pour l’achat d’un étalon pour son projet de ferme modèle. Les parois de la carlingue des Avro Anson sont en contre-plaqué afin de compenser le manque d’acier utilisé pendant la guerre.

 

Intérieur d’un Avro Anson transformé pour accueillir huit passagers. Courtoisie : Wal Nelowkin

Un second pilote, Charles-Edouard Fortin du Lac-Saint-Jean vint prêter main forte à Pagé. Puis un troisième pilote — celui qui avait vu Charles Lingberh à Québec — se joint au groupe. Le curé Thibeault a déniché un camp forestier aux Petites-Bergeronnes et le fait remonter près de la piste afin de pouvoir y loger les pilotes. Ce bâtiment existe toujours.


En 1946, un des deux Avro-Anson, d'une capacité de 8 passagers, s'apprête à s'envoler de son port d'attache aux Bergeronnes à partir de l'aéroport de la mer.

Mgr Labrie accepte de venir bénir les avions à condition que le curé Thibeault se consacre à d'autres moyens de faire gagner leur ciel aux Bergeronnais. Il renonce à la présidence de la compagnie et laisse la place à des hommes d’affaires. Mais des compagnies plus solides et mieux placées se sont approprié les principales routes commerciales vers les grandes villes. La licence octroyée par Ottawa interdit à la compagnie Charlevoix-Saguenay de faire du transport vers une destination déjà attribuée. Si un vol d’urgence la fait déroger à cette règle, la compagnie doit aussitôt envoyer un rapport justificatif à la commission du transport aérien.

Avec l’amélioration notable du système routier, l’entreprise devient déficitaire. À preuve, une publicité pour des excursions de pêche à la truite et au saumon paraît régulièrement dans l’Action Catholique.
Tout prend fin en 1947 avec l’incendie du hangar qui détruit un des bimoteurs Avro Anson. Mal assurée, la compagnie est acculée à la faillite et les pilotes s’envole vers d’autres cieux.

Deux tentatives de relance conservant Les Bergeronnes comme pivot de service échouent. D’abord, en 1948, celle de Pagé qui souhaite promouvoir un service aérien d’ambulance utilisant des pistes d’atterrissage improvisées à Saint-Paul du Nord et à Sacré-Cœur. Puis, en 1951, celle de la Compagnie Saguenay Airways, fondée par le pilote Louis Donat Lauzier, le maire des Bergeronnes Laurent Brisson et le docteur Antoine Gagnon. Dotée d’un capital de 100 000 $, la compagnie se dédie au transport par affrètement de personnes et de marchandises. Sans route assignée officiellement, le service sera de courte durée.

Avec cette-fois Forestville comme pivot de service, Les Bergeronnes sont incorporées comme escale dans deux autres projets. En 1949, les Bergeronnais réclament en vain une escale chez eux auprès de la Canadian Pacific Airline qui dessert maintenant Forestville deux fois par jour depuis Montréal et Québec. Puis, en 1953, alors que Forestville se dote d’une véritable piste, Forestville aviation limitée dépose un plan pour relier Québec, La Malbaie, Rivière-du-Loup et Bergeronnes, un projet qui n’aura pas de suite.

Enfin, en 1955, 18 ans après Les Bergeronnes, la ville de Québec se dote d’un aéroport. L’année suivante, Charlevoix Air Service y inaugure un service éphémère incluant Bergeronnes à raison de deux envolées par jour. Les deux petits appareils, d’une capacité de quatre passagers chacun, desservent également Baie-St-Paul, St-Irénée, Les Escoumins et Forestville.

Dans les années 1970, la piste n’est plus utilisée par des aviateurs amateurs. La piste sert également de terrain de pratique pour les jeunes qui apprennent à conduire et pour des courses de motoneiges.

Plus tard, vers 1994, Éric Maillet  installe Les ailes du Nord qui offrent un service de transport pour les touristes, chasseurs et ingénieurs forestiers. C’est une entreprise exigeante et éphémère, durement affectée par les semaines d’isolement suite à la destruction de ponts et de routes au moment du déluge de 1996.

Le hangar de Pagé devient le hangar festif

Photos: Jean-Pierre Bonin et Janick Houle.

Le hangar festif d'aujourd'hui est en fait la partie avant de l'ancien hangar (toujours debout) de l'aéroport du village. Cette section a été remontée à l'aéroport de la mer par Jean-Noël Tremblay, un aviateur amateur. On peut penser que l'âme de Rodolphe Pagé, qui participait activement à la vie sociale du temps, y accompagne désormais les activités culturelles et récréatives qui s'y tiennent.

 

Que sont-ils devenus? 

  • Gilles Simard va larguer le courrier de village en village le long de la Côte-Nord jusqu’à Blanc-Sablon avant de passer à l’emploi d’Air Rimouski qui devint Québecair en 1957.
  • Chacun de leur côté, Rodolphe Pagé et Gilles Simard se rendent au 68e parallèle pour contribuer à l'établissement des postes de radar du réseau d’alerte avancé, la ligne DEW (Distant Early Warning).
  • En 1968, Pagé et Thibeault volent ensemble à Chicoutimi.
  • En 1975, Pagé reçoit l’ordre du Canada pour son apport exceptionnel à l'aviation notamment au Québec. Il décède l’année suivante.

Sources 

  • Blog bergeronnais bb par Robert Bouchard
  • Rodolphe Pagé, pionnier de l'aviation au Québec par Raoul Lapointe
  • BAnQ, collection de revues et de journaux

Au magasin général Victor Guay & Fils

En 1926, mon grand-père Victor Guay fait construire le magasin sur le côté de sa maison (maintenant au 121, rue Principale) pour libérer la maison et continuer à opérer le commerce de son défunt beau-père, toujours sous le nom d’Elzéard Tremblay & Fils. Son fils Gérard doit charroyer cent voyages de sable de grève à raison de quatre voyages par jour avec le cheval. On ajoute 25 voyages de pierres des champs pour placer dans les fondations afin de ménager sur le ciment. L’édifice est raccordé au service d’électricité du moulin de Lionel Lapointe dont la dynamo est mise en marche le soir une fois terminée la journée de sciage de bois. On installe une ampoule dans le magasin et une autre dans la maison. 

En 1949, mon père Marcel reprend le magasin et opère sous le nom de Victor Guay & Fils. Sauf en hiver, l’essence est maintenant livrée par camion au lieu d’être transportée dans des barils par bateau. Le nombre d'abonnés au téléphone a augmenté dans le village et on change le numéro 8 pour le 34.

En 1958, mon père ajoute des vitrines à l’avant du magasin et un solarium devant la maison. Le backstore* est déplacé dans l’ancienne cuisine d’été de la maison. Auparavant, il occupait le tiers arrière du magasin. 

(Image 1958 reproduite avec la permission de la Société historique du Saguenay)

Photo: Pierre Rambaud

Vers la fin des années 60, le grand comptoir devant les étagères disparaît et l’intérieur est aménagé en trois allées de marchandises, deux d’épicerie et une de quincaillerie. Chaque année, plus de 1000 sacs de moulée destinés aux cultivateurs de la paroisse s'entassent dans le long entrepôt.

La porte entre la maison et le magasin est déplacée vers l'avant et des miroirs convexes permettent à mon père de surveiller sur l'heure du midi quand les employés sont absents tout en mangeant à sa table. Si quelqu'un se présente, il le voit dans le miroir et ma mère ou l'un des enfants est dépêché en attendant que mon père finisse d'avaler quelques bouchées avant d'aller répondre.

*backstore : anglicisme désignant la réserve de marchandises





 

Carnavals d'hiver aux Bergeronnes

Jusqu'aux années 1970, les carnavals des Bergeronnes ont pour mission principale d'amasser des fonds pour les loisirs. En voici quelques traces trouvées dans les archives dont deux films tournés par mon père, Marcel Guay.

Hiver 1958

Le défilé comprend  un traîneau tiré par un poney; le bonhomme carnaval se renverse à trois reprises. Deux chars allégorique suivent, celui de l'académie Bon-Désir et celui de l'école d'Arts et de Métiers Lucille Larouche est couronnée reine.


Hiver 1960, couronnement d'Adeline 1ère (à regarder en haute définition sur YouTube)

Jean Brisson est l'invité pour commenter le défilé. Une partie de ballon-balai met aux prises le village contre la paroisse.

Hiver 1962, couronnement de Berthe 1ère

Hiver 1963

Marie-Laure Lapointe devient la reine après avoir vendu le plus de coupe-papier. Des billes cachées à l'intérieur ont permis de gagner des prix.

Hiver 1964

Le comité des étudiants et le comité des Bergeronnes se font la lutte. Marie-Anne Hervieux, du comité des étudiants, remporte la couronne. Plus de 150 personnes participent au banquet de clôture.

Hiver 1966

Les villageois sont invités à participer à un concours de sculpture sur glace. Quelques 13 200 $ seront amassées pendant le festival. Ils serviront à compléter les travaux à l'aréna qui vient tout juste d'être inauguré.


Hiver 1967

L'organisation des terrains de jeu mène le festival. Sylvie Hervieux est élue reine. Près de 14000$ ont été amassé pour compléter la salle de quilles et pour les terrains de jeu.

Hiver 1972

Carol Michaud, 1ère est reine du festival. La garde paroissiale fait fièrement office du duché. Les 12415 $ recueillis sont versés au centre communautaire (église).

Hiver 1973

Une cinquantaine de carnavaleux de Chicoutimi, vêtus de costume d'époque (1873) viennent visiter les Bergeronnais.




Le curé Thibeault perd sa servante


d’après des extraits de Madame Béa : sociobiographie, par Claire Maltais

En 1939, le curé Thibeault invite sa cousine Béatrice Thibeault à son presbytère. Si elle s’y plaît, elle aurait l’opportunité de devenir sa servante attitrée.

Les samedis aux Bergeronnes, c’est soir de cinéma paroissial. Le curé choisit des films, le plus souvent américains, tels ceux de Disney ou de Charlie Chaplin. Chaque film est suivi d’un documentaire. Lorsque certains paroissiens s’offusquent d’avoir vu une Esquimaude donner le sein à son enfant, il leur répond : arrêtez donc de faire des péchés pour rien!

À la grand- messe du dimanche, Béatrice lève discrètement les yeux de son missel pour observer les servants de messe, dont deux amis inséparables qui s’échangent la première place en classe, ce qui les a mené dans les bonnes grâces du curé. Simon Gagnon, qui habite dans la Côte-à-Bouleaux, a une voix d’ange tandis que Lauréat Maltais chante mal et a l’air simple. Les deux amis vont souvent chasser ou trapper dans la montagne derrière la rivière, au lac Salé ou à la pêche en chaloupe.

Après seulement deux mois, Béatrice est rappelée à la maison par son père.  Elle ne reviendra chez son oncle le curé Thibeault qu’en 1943 à l’âge de 19 ans. Bien qu’il la trouve de constitution un peu faible, le curé lui propose de devenir enseignante à Paul-Baie, près de Colombier. Il n’hésite pas à déclarer au secrétaire de cette municipalité qu’elle a complété sa neuvième année alors qu’en fait, elle n’a qu’une septième année.


Le vieux presbytère des Bergeronnes. Source : BaNQ E10,S77,DFC09234

À l’approche des Fêtes, Béatrice laisse son école pour venir passer ses vacances aux Bergeronnes. Avec la décoration de l’église et la préparation de la nourriture pour les réceptions des fêtes, l’effervescence est grande au presbytère et deux cousines de Béatrice, Marie-Alice et Rosa, déjà sont sur place.  Elles préparent en secret une rencontre avec un invité surprise, Lauréat Maltais, devenu un jeune homme de bonne prestance, dont Béatrice leur a parlé lors de sa visite d’automne à l’occasion de la Toussaint.

Après le souper, le curé se retire dans sa chambre et les cousines suggèrent à Béatrice de mettre de la musique. Celle-ci se dirige vers le piano mécanique pour choisir un rouleau de musique française. Les deux jeunes gens, gênés, échangent quelques menus propos. À neuf heures du soir, le curé Thibeault vient les avertir qu’il était assez tard.

Passé la fête des Rois, Béatrice retourne à l’enseignement. Au bout d’une semaine,  elle a la surprise de voir Lauréat se pointer dans son école. Il explique que son emploi de garde-chasse le force à rester éloigné de sa famille pour trois mois et il est mal pris. Pourrait-elle réparer ses gants? La logeuse de Béatrice a tôt fait de remarquer que le gant n’a pas été percé, mais plutôt coupé au couteau! Ce n’était qu’un ruse pour revoir Béatrice avec qui il commence à veiller aux deux semaines.

Au début de l’été 1944, Les Bergeronnes fêtent leur centenaire. Simon Gagnon, président du comité d’organisation,  invite son ami Lauréat à prendre la parole. Se basant sur l’histoire de Dollard des Ormeaux, il livre un discours enflammé sur l’idéal de coopération. Mais une autre flamme brille aussi dans son cœur : il demande la main de Béatrice à son père au cours du mois d’août. À peine en parle-t-il au curé que celui-ci rétorque :

« Tu ne marieras pas la fille à Hermel, Lauréat C'est une maigrichonne! Elle ne pourra pas te donner d'enfants! Elle a de la misère à se tenir debout! Elle a les jambes comme des aiguilles. Ça n'a pas de corps, cette femme-là. Tu vas pleurer. Ça ne fera pas plus de trois ou quatre ans!»

Marié néanmoins en septembre 1944, le couple s’installe à Québec. En avril 1945, le curé Thibeault réclame à nouveau les services de Béatrice à son presbytère en attendant de trouver une nouvelle ménagère. Comme les chemins ne sont pas encore praticables, elle s’embarque à Loretteville dans un avion piloté par Rodolphe Pagé qui se pose une heure plus tard à l’aéroport des Bergeronnes. Elle en a tout au plus pour un mois, lui dit le curé. Sauf qu’en juin, elle est toujours là et Lauréat vient la rejoindre. Voilà que le curé interdit aux conjoints de coucher ensemble au presbytère. Voyant cela, le père de Lauréat, René Maltais, dit à son fils : va chercher ta femme et viens-t’en vivre à la maison. Le curé, vaincu, doit se chercher une autre ménagère.

Quelques membres de la famille de René Maltais et Rose-Anna Lafrance devant la maison (aujourd’hui au 56, rue Principale). Source : BaNQ E10,S77,DFC01948
 

Note : René Maltais était le maquignon (marchand de chevaux) des Bergeronnes. Pour faire sa tournée en carriole en tant que cantonnier, il s’était réservé le plus beau cheval de la paroisse. Son fils Maurice a épousé Lise Morin en 1958 puis Cécile Deschênes en 1975. Sa fille Aurore a épousé Patrick Gauthier en 1939.

Lauréat a fait une carrière comme gérant et homme politique fédéral. Malgré sa « faible » constitution, Béatrice a eu onze enfants et en a adopté deux. Elle a été la mairesse de Sault-au-Mouton et préfète de la MRC de la Haute-Côte-Nord. Leur fille Agnès a occupé plusieurs postes de ministre au gouvernement provincial entre 1998 et 2003 et 2012 à 2014.

 


 

Le naufrage du Pride of England


En février 1872, les Bergeronnais voient passer avec étonnement le vapeur Artic, alimenté au charbon, qui fait normalement la traversée entre Québec et Lévis. Son propriétaire, monsieur Têtu, a acheté la cargaison du voilier Pride of England échoué à Bon-Désir depuis le mois de novembre. L'automne avait été marqué par des vents d'est avec de la neige et les glaces s'étaient formées de bonne heure.
Le traversier Artic vers 1885

Ce grand voilier construit à Québec en 1860 fait 40 mètres de long et 11 de large. D’une solidité à toute épreuve, il est pourvu de tout le confort désirable. Ses appartements sont bien aménagés et finement meublés. Il a d’abord navigué au aux Indes avant d’être affecté au Canada pour le transport de bois carré et de madriers vers l’Angleterre. Des marins de L’Isle-Verte ont secouru le navire en détresse et l’ont mené dans la petite anse de Pointe à crapaud aux Bergeronnes.
 
Le Waterwitch est un trois-mâts dont l'allure ressemble à celle du Pride of England.

Les hommes de l’Artic réparent le gouvernail et débarrassent le pont de la glace et de la neige qui s’est accumulée jusqu’à 10 pieds de haut par endroit. Le 22 février, une première tentative de dégager le voilier échoue et l’Artic se réfugie aux Escoumins où l’équipage a droit à la franche hospitalité des Irlandais qui y gèrent les moulins à scie.
 
Localisation de la Pointe à crapaud

Le lendemain, on décharge un partie de la cargaison. Le temps est délicieux et une légère brise souffle de l’est. Le navire est remorqué jusqu’à Tadoussac et laissé là jusqu’à la fin avril avant d’être ramené à Québec afin d'être remis à neuf. En 1882, le Pride of England quitte Trois-Rivières pour Melbourne en Australie où il sera affecté au transport de marchandises vers Calcutta.
Annonce du voyage du Pride of England vers Melbourne en Australie