Un dimanche d'automne chez mémère Clarisse

 par Émilienne Guay 

Note: Émilienne est la fille de Victor Guay et d'Alice Guay

Photo tirée de Si Bergeronnes, vol. 1
  

Plusieurs la nommaient Mémère Clarisse mais pour maman et moi, elle était Madame Clarisse. D'ailleurs, maman n'utilisait que des Monsieur et Madame pour parler des Bergeronnais. Et Mme Clarisse mentionnait Maltest et non Maltais pour son nom.

Elle était télégraphiste de son métier et notre famille était amie de la sienne qui se limitait à son mari, Eugène Gauthier, beaucoup plus âgé qu'elle. On nous racontait qu'il l'avait épousé alors qu'elle n'avait encore que treize ans et que quelquefois, au tout début de leur mariage, rentrant du travail aux champs ou de l'étable, il la trouvait jouant à la poupée. Le couple avait chez eux Gertrude, 19 ans environ, qu'ils désiraient garder comme enfant de la maison. C'était une forme d'adoption utilisée à cette époque pour s'éviter les services d'une servante et aussi pour aider une famille dans le besoin très souvent de la parenté.

C'était un dimanche après-midi vers 1925 et cette visite dominicale nous enchantait, car madame Clarisse avait, bien rangés dans un placard au salon et fermé à clef, quatre beaux seaux de bois! très propres et cirés à l'intérieur qui contenaient un: ce que nous appelions des chocolats en dés; une autre des bonbons français, le troisième des bonbons clairs et le quatrième des peppermint.

Notre hôtesse, après nous avoir fait pénétrer dans ce sanctuaire Marcel et moi, nous invitait à garnir nos poches. Marcel, qui était peu gourmand et probablement plus sage, en prenait peu. Moi par contre qui avais les yeux plus grands que la panse au dire de maman, j'exagérais et y allais à poignées. Mme Clarisse, très bonne et surtout presque aussi gourmande que moi. Il ne lui restait que quelques dents branlantes et ses os étaient légèrement déformés aux doigts et aux pieds. Elle ne me réprimandait pas.

Les grandes personnes, je devrais dire les deux couples, s'attablaient dans la salle commune et s'amusaient à jouer aux cartes la plupart du temps, le jeu était ce qu'il nommaient le whist tandis que nous nous amusions à regarder l'appareil de T.S.F. qui crépitait, mais n'enregistrait pas car la réserve de papier semblait contrôlée.

Un fait particulièrement cocasse se produisit ce dimanche-là. Après quelques mains de cartes, chaque joueur ouvrant son jeu se retrouve: l'hôtesse, toute une main de pique; papa, toute de trèfle; M. Gauthier avait du carreau et maman qui n'avait qu'une carte de couleur différente, ramassant une carte au hasard dans la mise, reçut l'as de cœur ce qui lui valut un beau jeu complet de cartes de cœur. Tout le monde riait, mais Mme Maltest Gauthier que nous soupçonnions d'être un peu prestidigitatrice semblait déçue et inquiète.

Elle courut à son appareil de T.S.F. pour le mettre en marche le ruban. Elle revint s'asseoir et chacun but son petit sec tout en commentant ces dernières nouvelles mondiales fraîchement reçues. Nul doute que le monde était moins en effervescence que maintenant. Pendant ce temps, Gertrude s'affairait à préparer le thé et vint nous le servir avec de délicieuses brioches chaudes qu'elle venait de cuisiner.

Les hommes, après s'être bien restaurés, attelèrent les chevaux et ce fut le retour dans ce que nous appelions le quatre roues. Les genoux bien recouverts d'un châle de laine quadrillé, nous regardions, dans un fort vent du nord, voler les feuilles mortes accompagnées de brins de neige, annonçant que bientôt notre paroisse serait isolée pour un hiver entier. Les chemins n'étaient pas entretenus et ce qui nous reliait tous, c'était les appareils sans fil de Mme Clarisse et celui de la mère Ket. Je crois que c'était une madame Savard, mais je n'en suis pas certaine. Cette madame habitait avec son époux chez sa fille et son beau-fils dans la maison de Ulysse Bouchard, bâtie à l'entrée de la rivière Grandes-Bergeronnes. Étant donné l'éloignement de papa et maman de leur famille respective, toutes les nouvelles concernant les leurs passaient par ces deux personnes.

Mme Clarisse vécut jusqu'à un âge très avancé et ceux qui eurent le bonheur de vivre près d'elle et qui reçurent ses confidences ont dû y trouver un contact enrichissant.

Je me souviens qu'elle recevait un catalogue de mode de l'Angleterre — elle prononçait Angleterre en roulant ses R! — et s'empressait d'habiller sa petite nièce, Berthe Gauthier Larouche, de ces beaux vêtements européens.