Victor Guay (1876 - 1958)

Fromager

Je suis né à Chicoutimi en 1876, le dernier d’une famille de sept enfants. Mon père, François-Xavier, s’y est installé après avoir promis à la Sainte-Vierge de cesser de naviguer s’il réchappait d’une terrible tempête en Martinique. Il s’est lancé dans le commerce, mais avec bien moins de succès que son frère Johnny. Celui-ci a été le premier maire de Chicoutimi. Sa maîtrise de l'anglais et de l'innu lui a permis de s’enrichir dans la traite des fourrures et dans les affaires. Pour en revenir à mon père, il a déjà la cinquantaine au moment de ma naissance et vient tout juste d’être engagé comme geôlier à la prison de Chicoutimi.

À la fin août 1889, mon grand frère et parrain Arthur, ordonné prêtre à l’âge de 26 ans, entre en coup de vent à la maison. Il est issu de la première cohorte de curés formés au grand séminaire de Chicoutimi et nous montre la lettre qu’il vient tout juste de recevoir de Mgr Bégin :

Je vous nomme, par la présente, à la desserte de la mission de Sainte Zoé des Bergeronnes et cela jusqu’à révocation de ma part ou de celle de mes successeurs. Vous y jouirez des droits ordinaires des curés de ce diocèse. Vous recevrez les dîmes, suppléments et obligations qui ont ou seront établis dans cette mission. Vous vous rendrez à votre poste pour le premier dimanche d'octobre. Je prie Dieu qu'il vous conserve la santé et que votre ministère, tout de paix et de charité, soit fructueux pour les âmes qui vous sont confiées.

Comme il aura besoin d’une servante, ma sœur et marraine Edwige ­­­­­­– qu’on appelle communément Louise – décide de l’accompagner. À l’automne, tous deux prennent le bateau pour Tadoussac afin d’aller s’installer au presbytère des Bergeronnes qui accueille son premier curé résident. L’air de ce village de 500 habitants semble lui convenir puisqu’à la fin de décembre, il se dit déjà moins chétif, même s’il a toujours mal à la gorge. Quant à ses rhumatismes, ils ont miraculeusement disparu. À la fin de l’été suivant, il célèbre là-bas le mariage de notre sœur Louise avec Alfred Tremblay, propriétaire d’une goélette de 35 pieds baptisée la Marie-Louise

La chapelle et le presbytère des Bergeronnes en 1911

Enfants de Louise Guay et Albert Tremblay : Bernadette dit Juliette (mariée à Sylvio Savard), Jean-Charles (marié à Priscille Dumont), Euclide (marié à Antonia Lessard) et Jean-Arthur (marié à Edwige Tremblay). Jean-Arthur fut le père d’Arthur Tremblay, sénateur du parti progressiste-conservateur, de 1979 à 1992.
 
Mon frère se retrouve seul au presbytère et son ministère n’est pas facile comme il l’écrit à son évêque le 30 octobre 1890 :

Votre grandeur, je suis pauvre comme Job. Je n’ai pas un centime pour acheter ma farine, mon huile et mon sucre. Si vous ne me donnez pas une somme d’argent, je ne sais ce que je vais devenir dans ma chère mission. En m’envoyant, vous m’avez défendu de me plaindre, mais vous ne m’avez pas défendu de vous dire précisément ma pauvreté et mon ennui. Mes revenus pour l’année n’ont été que de 300 piastres [alors qu’il en faudrait 400]. Les paroissiens sont plus pauvres que moi. Nous n’avons pas de chantier cet hiver et la récolte est nulle. 

Mon arrivée aux Bergeronnes 

À 14 ans, j’abandonne mes études commerciales au petit séminaire pour aller le rejoindre aux Bergeronnes. Le presbytère est au centre d’un terrain de 25 acres. Il y a d’abord la chapelle de 50 pieds par 30 avec une cinquantaine de bancs. La corporation épiscopale a obtenu un prêt de 100 $ pour y installer sur le terrain une grange, une étable, un hangar, un puits, un four à pain et une porcherie. Un bon nombre de cultivateurs sont si pauvres qu’ils ne peuvent payer leur dîme qu’en voyages de foin. Avec la grange et l’étable, le curé peut garder des vaches, obtenir du lait et espérer en tirer quelque revenu de subsistance.

Comme il n’y a pas d’argent pour une institutrice, mon frère se charge de mon éducation comme de celle des enfants du village. Je fais office de bedeau et effectue divers travaux d’entretien. Plus tard, je me trouve du travail pendant l’hiver, d’abord comme bûcheron puis comme mesureur forestier.

En février 1893, au deuxième dimanche du carême, les bâtisses autour du presbytère ont failli être la proie des flammes. Dans la chapelle, il a fallu briser tout le plancher de la sacristie afin de maîtriser l’incendie. Cet hiver-là est long, froid et venteux. Mon frère n’est pas trop fort en santé et sa digestion se fait mal.

Comme les paroissiens restent pauvres, il peine à vendre le lait qu’il produit. Aussi, à 16 ans, je décide de suivre un cours de fromager à Hébertville au Lac-Saint-Jean. L’hiver d’après, je récolte le bois nécessaire à la construction de ma fromagerie que j’installe à l’angle du rang Saint-Joseph et de la rue principale. J’engage Lionel Savard, un homme de la concession, à qui je montre les rudiments du travail. J’enseigne aussi le métier à Ludger Bouchard qui s’ouvrira plus tard une fromagerie à Petites-Bergeronnes.

Le lait est d’abord chauffé dans un grand récipient. Une fois le fromage égoutté et séché, on met chaque meule dans une boîte de bois. Après un certain temps de mûrissement, les meules seront transportées dans un petit bateau jusqu’à Tadoussac pour être embarquées sur un navire de la Canada Steamship vers Québec. Plus tard, ce cheddar sera même exporté en Angleterre!

On m’envoie des nouvelles de Chicoutimi : en novembre 1896, un prisonnier fou furieux, en attente de transfert vers l’asile, a administré des coups de tisonnier à mon père et à mon frère Ovide. Après avoir reçu un coup à la tempe, mon père, qui est rendu à 72 ans, est resté étourdi pendant deux bonnes minutes. Mais il a trouvé assez de force pour assommer le prisonnier avec un quartier de bois. Comme punition, il l’a tenu deux jours aux fers. Par ailleurs, mon cousin Joseph-Dominique, un garçon d’oncle Johnny, est devenu maire de Chicoutimi. Il a fondé le journal Le progrès du Saguenay et il vient de s’associer à un monsieur Dubuc afin d’ouvrir une pulperie à Chicoutimi.

Alfred Tremblay, le mari de ma sœur Louise, transporte maintenant du bois de sciage sur sa nouvelle goélette de 75 pieds, la Saint-Laurent. C’est du sapin et de l'épinette que les cultivateurs récoltent sur leurs terres pendant l'hiver en faisant leur bois de chauffage. Au retour, il ramène victuailles et marchandises pour le magasin général de son frère Elzéard, situé près de ma fromagerie. Ce dernier a épousé la veuve Éléonore Gosselin qui a quinze ans de plus que lui. Elle a perdu son mari tombé accidentellement à l’eau alors qu’il travaillait sur un bateau-mouche entre Lévis et Québec. Il y a trois enfants chez eux : Alberta, la fille d’Éléonore, et leurs propres enfants : Léonidas et Éléonore fille.

Premier mariage

Comme la famille Gosselin est fortunée, Elzéard a utilisé la dot de son mariage pour ouvrir son magasin et opère avec son garçon Léonidas sous le nom d’Elzéard Tremblay & Fils. Ne sachant ni lire ni écrire, il récite de mémoire la liste complète des articles vendus à son épouse qui l'inscrit dans les livres. Les gens le surnomment le bonhomme crapulos parce qu’il fume de ces petits cigares à un sou. Je ne tarde pas à tomber amoureux de sa fille Éléonore et mon frère Arthur célèbre notre mariage en mai 1898. Après avoir perdu la petite Bernadette à quelques mois de vie, mon épouse me donne deux filles en santé: Atala en 1900 et Germaine en 1902.

On m’a confié l’année le rôle d’énumérateur pour le recensement du Canada de 1901 et je dénombre 654 habitants aux Bergeronnes. À l’été 1903, il est question de bâtir une nouvelle école au village et mon frère le curé Arthur a maille avec mon beau-père Elzéard. Celui-ci fait partie du syndic et voudrait vendre un de ses terrains pour l’école. Mon frère trouve que c’est trop éloigné de l’église et que ça l’empêcherait de surveiller les institutrices; il finira par imposer ses vues et faire construire l’école au village. Il nous quitte en 1906 pour une assignation à Saint-Bruno au lac Saint-Jean. 

Au début de 1907, je me retrouve bien seul et désemparé après le décès de mon épouse Éléonore. Je dois me résoudre à placer mes deux filles en pension, car je suis bien occupé avec la fromagerie, mon élection récente comme maire de la paroisse et ma fonction d’agent de paix. Mon beau-père Elzéard fait ériger pour sa famille une belle chapelle funéraire en briques au fond du nouveau cimetière; mon épouse est inhumée dans la crypte.

Second mariage

Le nouveau curé Amédée Gaudreau recrute deux institutrices pour les classes de l'école élémentaire. Si elles ne se plaisent pas à leur arrivée, elles finiront pourtant par s’établir ici. En effet, vers la fin des classes de 1908, le curé célèbre mon mariage avec Alice Guay. Mon beau-frère Léonidas épouse l’autre institutrice, Rose-Anna Bouchard, le mois suivant.

Alice et moi prenons Atala et laissons Germaine aux soins de son grand-père Elzéard. Désormais mariée, Alice n’a plus le droit d’enseigner. Des années plus tard, plusieurs personnes ayant eu à occuper certaines charges dans la paroisse lui témoigneront devoir leur succès au fait d’avoir été encouragés à bien travailler leur grammaire et leur arithmétique.

Je passe une partie de l’hiver en forêt afin de couper du bois pour la construction de ma maison juste à côté de celle d’Elzéard. Il m’a fait don d’un grand terrain qui part de la rivière à Beaulieu et va jusqu’au fleuve. Je me suis engagé en retour à prendre une hypothèque garantissant un cours de deux ans dans un couvent pour Atala et Germaine.

Mon puits a un fond en terre et l'eau n'est ni bonne à boire ni pour laver. Je dois faire la tonne avec le cheval deux fois par semaine depuis la rivière à Beaulieu. Alice prépare son levain avec des patates et du houblon et va faire cuire son pain dans le four extérieur chez Elzéard. J’ai aussi construit une étable derrière la maison; une partie est réservée pour un cheval, une vache et son veau, le temps de l’engraisser. Je garde aussi un cochon pour la boucherie en plus de quelques poules. Après la fête de Notre-Dame, le huit décembre, je fais boucherie. Je tue le cochon en le saignant pour récupérer le sang afin de faire des boudins. Les tripes sont arrangées avec une plume d'oie pliée en deux pour les gratter. Ensuite, on souffle pour vérifier si elles sont intactes. Alice hache la coiffe qu'elle mélange avec le sang et les épices, puis fait une première cuisson. La panne sert à faire des cretons et on sale les parties grasses. La volaille est tuée et conservée dans des caisses enterrées sous la neige.

Alice m’a déjà donné trois enfants : Gérard en 1909, Adrien en 1910 et Hermance en 1913. Nous recueillons l’urine de Gérard pour la faire boire à mon beau-frère Léonidas qui souffre de consomption (tuberculose) afin qu’il prenne du mieux. Au recensement de 1911, je compte 797 habitants aux Bergeronnes.

Gérard et Adrien adorent aller à la fromagerie pour grignoter quelques brins de fromage fraîchement tranché et salé. Un jour, les deux jouent sur le rebord du puits et en s'inclinant, Adrien tombe au fond. Heureusement que j’ai réussi à garder mon sang-froid et, en me penchant fortement, je l’ai retiré de l'eau pour le porter à la maison où il s’est vite rétabli. Après, par mesure de précaution, j’ai fait recouvrir le puits.

Un autre jour, le feu a pris à la fromagerie. Mon voisin Jean-Charles Tremblay arrive en courant en criant : « Monsieur Guay, votre fromagerie brûle! » Je cours à la maison pour chercher l'échelle, prends de l'eau dans un sceau, monte dans l'échelle et éteins le feu. Pendant tout ce temps, Jean-Charles continuait de crier: « Monsieur Guay, votre fromagerie brûle, dépêchez-vous! »

Marchand général 

Après la journée de travail à ma fromagerie, je vais souvent aider Elzéard Tremblay, le père de ma première épouse, à son magasin. Mes enfants, Gérard, Adrien et Hermance m’accompagnent souvent et s’amusent avec les contenants vides. Je leur donne parfois des bonbons à 1¢. Elzéar conserve les autres friandises dans une chambre fermée à clef à l’étage qu’Hermance appelle la chambre au tocola.

Bientôt, Elzéard me demande de remplacer à plein temps son fils au magasin. La santé de ce dernier s’est aggravée et il ne tardera pas à mourir. Je vends donc ma fromagerie à Adélard Gagnon qui l'achète pour le compte de son fils Jean-Charles à condition que je lui enseigne le métier. Ludger Bouchard l'apprend aussi et érigera plus tard sa propre fromagerie à Petites-Bergeronnes.

La veuve d'Elzéard
Après avoir perdu mes élections comme maire en 1913, je reviens en poste l’année suivante. Elzéard décède en 1916; il sera le premier à avoir son service funéraire dans notre nouvelle église. Je reprends son commerce, mais en dépit de la parole qu’il m’avait donnée, je dois payer ma part du magasin à sa veuve.

À l’automne 1918, c’est l’épidémie de grippe espagnole. Chez nous, Gérard a eu la fièvre. Il est longtemps resté faible et saignait souvent du nez. Chez Hormidas Lapointe, la mère et deux filles meurent en même temps. Au pire de l'épidémie, on ne chante plus de service à l'église, on dit une prière au cimetière et on enterre. Lorsque la grippe cesse enfin, on fait un grand service à la mémoire de tous ceux qui sont morts.

Mais il y a un grave problème: on est sans provisions pour l'hiver. On rassemble les hommes valides pour manipuler les voiles. Le curé Gaudreau dit une messe spéciale et les hommes s’embarquent pour Québec. Jamais on n’a vu un voyage si tard à l'automne. Le temps est doux et il n'y a pas de tempête. À la fin de la semaine, tous sont de retour, sains et saufs.

L’année suivante, je décide de faire finir le haut de ma maison pour pouvoir y déménager mon magasin qui porte toujours le nom d'Elzéar Tremblay & Fils. J’engage les frères Antonio et Louis-Joseph Fortin. Ma fille Atala, qui vient d’épouser Albert Tremblay, leur a fait une soupe aux pois si épaisse qu’Antonio n'était pas venu travailler le lendemain! Il faut croire que sa sœur Germaine a su mieux s'y prendre puisqu’en 1921, elle se marie avec lui.

Descendance du premier lit de Victor Guay

Atala Guay (1900 – 1939), mariée à Albert Tremblay en 1919. Enfants : Vincent (concessionnaire automobile à Forestville, marié à Yolande Sirois), Pâquerette (mariée à Charles-Edmond Lessard), Annonciade (mariée à Laurent Bouchard), Jean-Noël (marié à Yolande Larouche) et Doris (mariée à Roger Tremblay).

Germaine (1902 – 1997), mariée en premières noces à Antonio Fortin en 1921; enfant : Antoinette (mariée à Marcel Larouche), en secondes noces à Louis-Joseph Fortin en 1926.; enfants : Éléonore (mariée à Gilbert Savard), Claire (mariée à Gilles St-Pierre), Thérèse (mariée à Luc Savard) et Denise (mariée à Viateur Lapointe).

Alice me donne deux autres enfants en bonne santé : Marcel en 1919 et Émilienne en 1921. En complétant le recensement de 1921, je dénombre 822 habitants aux Bergeronnes. Comme les affaires vont bien, je décide de construire un nouveau magasin contre la maison en 1926. Avec le cheval, Gérard va charroyer une centaine de voyages de sable de grève à raison de quatre voyages par jour. Après cela, les enfants parcourent les champs pour en rapporter des cailloux qui iront dans les formes afin d'économiser sur le ciment; on fait une vingtaine de voyages. Adrien, aidé par Marcel, est en charge du transport du bois de construction depuis le moulin à scie sur la rivière à Beaulieu. Un bon soir, ils nous reviennent avec une cinquantaine de truites en prime qu’ils ont pêchées dans la rivière en attendant que le bois soit prêt. 

Adrien (13 ans) et Gérard (14 ans) au petit séminaire de Chicoutimi vers 1923;

Marcel (7 ans) et Émilienne (6 ans) en 1926;

Hermance (19 ans) en 1942.

J’ai engagé André Gagnon comme charpentier pour le magasin. Il dîne avec nous et mange avec tellement d'appétit que l'on voit la sueur sur son front pendant son repas. Malgré les avertissements de mon épouse Alice pendant la construction du solage, le plancher du magasin s'avère être un pied plus bas que celui de la maison! Quand la bâtisse est assez avancée, mon frère Ovide descend de Chicoutimi avec ses deux garçons les plus jeunes pour couvrir la toiture. 

À l’intérieur du magasin, j’ai installé de grands tiroirs à bascule pouvant contenir chacun un sac complet de 100 livres pour les marchandises comme le sucre, la cassonade, le riz, les pois, les fèves et le gruau. Je fais aussi installer une ampoule dans la maison et une autre dans le magasin afin de profiter de l’électricité produite le soir par Charles Lapointe lorsqu’il branche sa dynamo à la fin de sa journée de sciage à son moulin. 


Le magasin Elzéard Tremblay occupait le côté gauche de cette maison au 126 de la rue Principale jusqu'en 1919.

Le nouveau magasin Elzéard Tremblay édifié en 1926 à côté de la maison de Victor Guay au 121 de la rue Principale (reconstitution)

J’ai toujours aimé m’installer au magasin avec les clients pour échanger autour d’une bonne pipée. Un jour, c’était avec Paul Lessard descendu de la concession. Dans le feu de la discussion, il frotte une allumette à sa culotte sur le gras de sa fesse, commence une phrase et laisse l’allumette se consumer. Lorsque la flamme devient bleutée et prête à s'éteindre, il la colle à sa pipe, tirant de tout son souffle, en vain. Quand il a vidé toute sa boîte sans avoir allumé sa pipe, Émilienne et Marcel éclatent de rire devant lui; il me faudra tenir à l’écart du magasin mes deux petits espiègles pendant ses prochaines visites.

Une autre fois, c’est Lionel Savard ­­­­­­– mon ancien aide à la fromagerie ­­­­­­– qui passe au magasin et s’installe avec un autre cultivateur pour une pipée. Son opposant brandit devant son nez et ses yeux une allumette enflammée et un pouce menaçant. Lionel, plutôt courtaud, perd patience et lui mord le doigt. L’adversaire promène aussitôt son pouce d’un témoin à l’autre : ça saigne, vous voyez, regardez. Chacun y va de ses inquiétudes d'autant plus que les incisives de Lionel sont passablement cariées. Je m’empresse de stériliser la plaie à la teinture d’iode avec l’aide d’Adrien et de Gérard tandis qu’ils continuent de se menacer mutuellement de procès à la cour de justice.

Je fréquente l’église pratiquement tous les jours. J’interprète le « Minuit chrétien » à Noël et, lors des funérailles, le «Requiem æternam» et «Beau ciel». C’est madame Berthe, l’épouse de Wilbrod Larouche, qui m’accompagne à l’orgue. Je donne des leçons de solfège et de chant grégorien à quelques membres de la chorale. Il m’arrive à l’occasion de sortir mon accordéon à la maison. Parmi les airs qu’on me réclame souvent, il y a «Mignon, connais-tu le pays», «Les cloches de Corneville» et « Souvenir du jeune âge ».

En 1927, je deviens préfet du comté de Saguenay et obtiens un octroi de 50 000 $ du gouvernement pour le dérochage de la rivière des Grandes-Bergeronnes afin de pouvoir amener les goélettes plus loin à l'intérieur du bassin. Au cours de ce même hiver, je charge Adrien d’aller chercher des marchandises dépêchées par bateau à Tadoussac. Au retour, alourdi par la charge, le cheval progresse lentement dans un froid à fendre les pierres. Arrivé à la maison, Adrien ne sent plus ses doigts; il faudra lui couper une partie du petit doigt de sa main droite. 

Comme maire des Bergeronnes, je me suis longtemps battu pour installer l’aqueduc. Les citoyens du village disposaient d’un puits commun situé en arrière du cimetière, près de la rivière à Beaulieu. Ce n’est qu’en 1928, après cinq ans de travaux, qu’un premier circuit dessert une soixantaine de familles.

À l’automne de cette année-là, il faut justement nous rendre à Québec pour demander un octroi pour le prolongement du réseau. Au cours du trajet, le radiateur de la voiture s’est mis à chauffer au milieu de nulle part. Pour pouvoir continuer notre route, les échevins, le curé et moi-même avons dû faire pipi dans le radiateur.

J’obtiens les plans et devis complets de l’aqueduc à l’été 1929. L’année d’après, sur la face du barrage du lac de l’aqueduc des Bergeronnes, on trace les lettres «VG» pour Victor Guay, «LB» pour Luma Bouchard et «ALFB» pour Alfred Bouchard. Une alcôve vitrée protège une statue de Saint-Joseph, patron des travailleurs.

En novembre 1930, je revenais de Montréal après avoir fait les achats de marchandises pour l’hiver. Le train Océan Limité déraille près de Drummondville. Seuls la locomotive, le tender et le wagon-poste restent sur la voie. Pour conforter une petite fille qui pleurait près de sa mère blessée, je lui donne la poupée que je venais tout juste d’acheter pour ma fille Émilienne qui, à neuf ans, ne comprendra jamais pourquoi j’ai dû la priver de son cadeau de Noël.

Gérard et Adrien sont chargés d’arroser la patinoire sur notre terrain de tennis à la maison. Un soir de pleine lune, après l’insistance des enfants à qui je venais de raconter que j’avais déjà écrit mon prénom sur la glace avec mes patins, je m’exécute. À 55 ans, j’ai conservé une certaine agilité, mais Émilienne me demande d’ajouter le point sur le «i». Après un bond sur la pointe d’un patin, je chute légèrement en revenant à mon point de départ, mais mon honneur est sauf.

En 1931, je me procure ma première voiture. Il s'agit d'une automobile que le mari de ma fille Atala a modifiée en petit camion en coupant une partie de la carrosserie pour y installer une boîte qui pouvait basculer pour servir de benne. Mais je suis maladroit, j’oublie de changer de vitesse ou je laisse le frein. Heureusement que Marcel est là pour m’aider. À 12 ans, il conduit déjà mieux que moi!

Au mois de mai, je suis réélu pour la 25e fois à la mairie. La maison est pleine pour les réjouissances. Gérard et Adrien prennent la parole ainsi que Probe Larouche et Patrick Gauthier. La soirée se prolonge jusqu’à une heure avancée. L’année d’après, une soirée dramatique et musicale est organisée en mon honneur par les Enfants de Marie afin de souligner mes noces d'argent comme maire de la paroisse. Mais je devais perdre mes élections l’année suivante.


Participants à la soirée du 18 mai 1931
Son honneur monsieur le maire et madame Victor Guay    
M. et Mme Valmore Tremblay, échevin  M. et Mme Albert Tremblay, échevin 
M. et Mme Thadée Gagnon, échevin  Gérard Guay, secrétaire-trésorier 
O. Fréchette O. Chassé Joseph Lavoie Maurice Lessard
 Emilien Lavoie Edouard Lessard Alex. Lessard Pierre Hervieux
Odina Lessard Probe Larouche Lauréat Larouche Oscar Larouche
David Imbeaut M. et Mme Chs-Eugène Imbeau  MM. J. Chs. Gagnon
Émile Tremblay M. et Mme L-Joseph Fortin  Armand Tremblay
Edouard Bouchard Johny Tremblay Daniel Tremblay J.-Ls Lavoie
Jos Lavoie Méril Ratté L.-D. Imbeau Antoine Lessard
Patrick Gauthier Léopold Hovington Jos. Dufour Méridé Ratté
Raymond Lessard Adrien Guay Antonin Bouchard J.-A. Girard
Armand Bouliane Rose Boulianne Armadin Ratté Jeannette Hovington
Marie-Blanche Imbeau Fernande Larouche Marguerite Lavoie Imelda Tremblay
Olivette Larouche Lucia Chassé Hermance Guay Jeannette Tremblay

 

Les répercussions du krach de 1929 continuent de se faire sentir lourdement au village. Par compassion, je multiplie les extensions au règlement des comptes dès qu’on me fait part d’un malheur chez l’un ou l’autre client. Il arrive qu’on me cède des terres et des biens que je n’ai pas le cœur de conserver et laisse à leurs propriétaires pour un montant symbolique.

Comme je n’ai plus d'argent pour payer mes fournisseurs, je dois monter à Québec pour tenter d'arranger les choses, mais les conseillers me disent que la faillite est la seule solution. La Banque Canadienne Nationale refuse de renouveler les billets de clients qui avaient une valeur totale de 3 000 $.

En octobre 1932, c’est la vente à l'encan de la faillite du fonds de commerce et des biens saisissables, dont un cheval d'une valeur de 50 $ et un lot de bois stocké sur le quai d'environ 3 000 $, tandis que les créances au livre de crédit avoisinent les 35 000 $.

Je n’ai plus le droit d’opérer de commerce pour cinq ans. Gérard et Adrien empruntent 600 $ sur la valeur de rachat de leurs assurances et obtiennent quelques marchandises, tout en faisant un peu de crédit. Certains clients leur donnent même des avances pour qu'ils leur fassent venir des marchandises. À la fermeture des livres, au 31 décembre 1932, mes deux garçons ont un stock payé de 2 000 $. À la visite du curé cette année-là, ils donnent 10 $ à la quête. Dans le tiroir-caisse, il ne leur reste plus qu'un seul dollar et quelques sous.

J’ai toujours été un franc libéral et je représente le député́ dans notre paroisse de sorte que les ministres me consultent régulièrement lorsque des octrois sont accordés dans la paroisse. Mais le règne de Taschereau se termine avec l’élection du Duplessis en 1936. Il me faut attendre plus d’un an avant de recevoir les paiements qui me sont dus pour le recensement des personnes aptes à recevoir des pensions de vieillesse.

Comme Gérard et Adrien sont déjà mariés et pères de famille, j’estime que les ventes au magasin ne sont pas assez importantes pour faire vivre plus d'une petite famille. À l'été 1936, j’engage Alfred Bouchard pour déménager la vieille maison de Wilfrid Tremblay, une reprise de faillite, à la place de mon ancienne fromagerie afin que Gérard et son épouse Alice puissent l'occuper. L'équipement fait défaut et la maison reste dans le chemin pendant toute la nuit. Plus tard, pour Adrien et son épouse Marguerite Brisson, j’achète et fais arranger l’ancienne maison d’Eugène Sirois.

Pour ma part, je m’associe à mon fils Marcel pour reprendre le magasin. En 1940, il incorpore le commerce Elzéard Tremblay sous le nom de Victor Guay & Fils et nous prenons Adrien comme commis. C'est le début de la livraison de l'essence par camion-citerne pour les pompes à essence du magasin. Auparavant, elle était livrée dans des barils transportés par bateau. Marcel vient de se faire construire un chalet en bois rond écorcé au lac à la truite par David et Joseph Imbeault et nous prenons grand plaisir à y faire de nombreuses excursions de pêche.

Septembre 1940: Alice Guay, Laurent Gagnon, Hermance, Émilienne et Vincent Tremblay
au tout nouveau chalet de Marcel au lac à la Truite

Mon fils Marcel se marie en 1953 et son épouse habite dans notre maison. Il achète ma part du magasin en 1956 et nous partons nous installer au village chez ma fille Hermance pour y finir nos vieux jours. ◇


 


 

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Rencontre avec Rosaire Otis

propos recueillis et mis en forme par Pierre-Julien Guay

 Je suis né en 1938, le douzième d’une famille de 19 enfants. Chez nous, la chasse était essentielle pour garnir la table. Nous savions tous prendre lièvres, canards, anguilles de roche et phoques. On vivait de la mer, du bois puis de nos deux lots cultivés. En vendant la peau de phoque et la graisse de béluga, on arrivait tant bien que mal à gagner aussi un peu d’argent.

Notre maison, à l’est du territoire des Bergeronnes, surplombait le fleuve. Nous connaissons surtout les gens des Escoumins, car c’était bien plus proche de chez nous. L’école de rang était juste à un kilomètre, en haut de la côte. Sauf que le curé Gendron l’a fait démolir sous prétexte de débauche vu qu’un de mes frères plus âgés sortait avec la maîtresse. Le curé s’était bien gardé d’avertir les autorités et avait continué à encaisser les mensualités pour payer l’institutrice. Quant à nous, les enfants, c’était trop dur pendant l’hiver de faire trois milles à pied pour aller à l’école aux Escoumins. Le curé nous avait volé notre éducation; il nous restait plus que l’école de la vie.

Mon père, homme d’église et de prières, pouvait obtenir de Dieu des choses que les curés ne pouvaient pas, comme d’arrêter les saignements. Il se rendait souvent visiter les malades à l’hôpital des Escoumins, jusqu’à ce que les curés le fassent bannir de l’établissement.

À 10 ans, j’étais toujours collé comme une mouche à mes grands frères qui promettaient chaque fois de m’embarquer bientôt avec eux pour leurs expéditions de chasse au phoque et au béluga sur la côte sud.

Un jour qu’ils m’avaient encore laissé seul sur les crans de l’Anse à la barque, mon grand-père Ligori m’emmène avec lui à son camp de trappe pour me consoler. Nous sommes au début de décembre et Brunette, notre chienne, tire les bagages sur le traîneau. Son terrain de trappe était à 15 milles de là, au lac Polette des Escoumins. Il y a peu de neige et la glace des lacs est si claire qu’on voie le fond. Pour s’assurer de sa solidité, mon grand-père donne un coup de hache. « Si ça craque, mais ne défonce pas, il n’y a pas de danger » me dit-il, fort de son expérience. Au bout d’une semaine, nous ramenons à la famille quelques perdrix, quatre ou cinq lièvres et une poche de 75 livres remplie d’une centaine de truites pêchées dans les frayères. Je suis bien fier de mes nouvelles connaissances et de pouvoir contribuer moi aussi à nourrir la famille.

Plus tard, par un bel après-midi de janvier, je persuade ma mère de me laisser tirer mes premiers phoques. Elle mène le canot à l’aviron pendant que je sors le coffre à munition afin de préparer mes cartouches de 12 que j’avais rempli de poudre. À la fin de l’après-midi, j’ai tué à moi tout seul trois loups marins alors que mes frères en prennent normalement cinq par jour.

Mais, ce n’était pas encore assez pour prendre ma place à bord avec mes frères. Par un bon matin d’été, je m’embarque clandestinement sur La sirène des mers, le bateau de 31 pieds construit par mon père. Quand je sors de ma cachette, nous sommes déjà trop loin pour faire demi-tour. À notre arrivée sur la côte sud, mes frères se dépêchent de téléphoner aux Escoumins  afin d’engager un taxi  pour aller rassurer le reste de la famille sur mon sort. Ils m’achètent aussi quelques vêtements, car je suis parti sans bagage et en culottes courtes.

Mon grand-père Ligori devant La sirène des mers
 

Vers 17 ou 18 ans, je prends désormais part aux expéditions de chasse. Mon frère Henri et moi décidons de réaliser un vieux rêve de ma mère et de l’emmener sur l’Île-aux-Lièvres, face à Saint-Siméon. Le meilleur temps pour le piégeage des lièvres au collet est  vers la fin septembre ou le début du mois d’octobre. Nous avions l’habitude d’accoster du côté sud et de nous abriter dans le petit chalet des mesureurs des chantiers forestiers. Cette fois-ci, nous abordons le côté nord avec la chaloupe de 16 pieds et son moteur de 18 forces pour nous installer sous la tente. Cependant, au deuxième jour, mon frère se blesse profondément au genou avec la hache. Il applique aussitôt de l’huile de phoque sur la blessure, mais sa plaie guérit trop vite en surface; il faudra attendre le retour pour la guérison complète. Le voyage est fructueux : en trois jours, ma mère et nous avions déjà pris 300 lièvres.

Notre territoire de chasse pour le béluga s’étend du Bic jusqu’aux longues battures de L’Isle-Verte et par-delà, jusqu’à l’Île aux fraises. Les bélugas se tiennent plutôt sur les bancs pour manger l’éperlan. Autrefois, mes frères utilisaient un canot à voile pour les chasser en eau plus profonde. Il fallait être très silencieux pour ne pas effrayer les bélugas, car ils ont l’ouïe très fine. Quand mon père eut fini d’équiper son bateau d’un moteur de Dodge T120, il suffisait à l’un de nous de grimper au mât de 31 pieds afin de détecter un troupeau de béluga. La sirène de mers fonçe alors dans le tas à pleins gaz et nous pouvons en harponner de trois à cinq par expédition.

Nous faisons fondre la graisse pour faire de l’huile que nous conservons dans des barils de 45 gallons. Nous vendons la peau de béluga à des tanneries à Trois-Pistoles qui en font de solides courroies pour les moulins à scie.

Nous chassons aussi le phoque commun entre la fin mai et la mi-août à partir du Bic. Pendant quelques années, les peaux peuvent se vendre jusqu’à 50$  chacune. La Compagnie de la Baie d’Hudson les expédient en Angleterre pour la confection de manteaux trois quarts. Après, le prix a baissé. Au bout du compte, tous ces efforts ne nous rapportent qu’un revenu de misère pour faire vivre nos familles. Nous sommes devenus les derniers chasseurs de loup-marin et de béluga sur la côte et nous devons nous arrêter à notre tour.

Par la suite, je deviens poseur d’asphalte et je travaille sur les routes entre Montréal et Blanc-Sablon. Absent souvent pendant trois semaines, je ne vois pas grandir mes six enfants. Pendant l’hiver, je trappe castors, lynx, vison, loutre et ours à partir de ma roulotte installée sur mon terrain de chasse.

Au début des années 80, je retourne à la mer quelque temps pour emmener les touristes en excursion d’observation des baleines à bord du Bon-Désir. C’est agréable de naviguer à nouveau, mais pas très payant.

Je peux dire que j’ai travaillé fort et que j’ai eu une belle vie et je suis fier de mes enfants. Aujourd’hui, mon grand plaisir est de me rendre à mon chalet au lac Bergeronnes. Comme il est bâti sur une pointe élevée, les orignaux doivent passer tout prêt. Tellement que l’an dernier, j’ai pu en abattre un en tirant depuis ma galerie. J’ai acheté ce chalet avec mon frère Maurice, mais il est décédé tout juste un an après. Chaque fois que je monte là-bas, c’est comme pour aller le rejoindre et passer du temps avec lui.

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