Rencontre avec Rosaire Otis

propos recueillis et mis en forme par Pierre-Julien Guay

 Je suis né en 1938, le douzième d’une famille de 19 enfants. Chez nous, la chasse était essentielle pour garnir la table. Nous savions tous prendre lièvres, canards, anguilles de roche et phoques. On vivait de la mer, du bois puis de nos deux lots cultivés. En vendant la peau de phoque et la graisse de béluga, on arrivait tant bien que mal à gagner aussi un peu d’argent.

Notre maison, à l’est du territoire des Bergeronnes, surplombait le fleuve. Nous connaissons surtout les gens des Escoumins, car c’était bien plus proche de chez nous. L’école de rang était juste à un kilomètre, en haut de la côte. Sauf que le curé Gendron l’a fait démolir sous prétexte de débauche vu qu’un de mes frères plus âgés sortait avec la maîtresse. Le curé s’était bien gardé d’avertir les autorités et avait continué à encaisser les mensualités pour payer l’institutrice. Quant à nous, les enfants, c’était trop dur pendant l’hiver de faire trois milles à pied pour aller à l’école aux Escoumins. Le curé nous avait volé notre éducation; il nous restait plus que l’école de la vie.

Mon père, homme d’église et de prières, pouvait obtenir de Dieu des choses que les curés ne pouvaient pas, comme d’arrêter les saignements. Il se rendait souvent visiter les malades à l’hôpital des Escoumins, jusqu’à ce que les curés le fassent bannir de l’établissement.

À 10 ans, j’étais toujours collé comme une mouche à mes grands frères qui promettaient chaque fois de m’embarquer bientôt avec eux pour leurs expéditions de chasse au phoque et au béluga sur la côte sud.

Un jour qu’ils m’avaient encore laissé seul sur les crans de l’Anse à la barque, mon grand-père Ligori m’emmène avec lui à son camp de trappe pour me consoler. Nous sommes au début de décembre et Brunette, notre chienne, tire les bagages sur le traîneau. Son terrain de trappe était à 15 milles de là, au lac Polette des Escoumins. Il y a peu de neige et la glace des lacs est si claire qu’on voie le fond. Pour s’assurer de sa solidité, mon grand-père donne un coup de hache. « Si ça craque, mais ne défonce pas, il n’y a pas de danger » me dit-il, fort de son expérience. Au bout d’une semaine, nous ramenons à la famille quelques perdrix, quatre ou cinq lièvres et une poche de 75 livres remplie d’une centaine de truites pêchées dans les frayères. Je suis bien fier de mes nouvelles connaissances et de pouvoir contribuer moi aussi à nourrir la famille.

Plus tard, par un bel après-midi de janvier, je persuade ma mère de me laisser tirer mes premiers phoques. Elle mène le canot à l’aviron pendant que je sors le coffre à munition afin de préparer mes cartouches de 12 que j’avais rempli de poudre. À la fin de l’après-midi, j’ai tué à moi tout seul trois loups marins alors que mes frères en prennent normalement cinq par jour.

Mais, ce n’était pas encore assez pour prendre ma place à bord avec mes frères. Par un bon matin d’été, je m’embarque clandestinement sur La sirène des mers, le bateau de 31 pieds construit par mon père. Quand je sors de ma cachette, nous sommes déjà trop loin pour faire demi-tour. À notre arrivée sur la côte sud, mes frères se dépêchent de téléphoner aux Escoumins  afin d’engager un taxi  pour aller rassurer le reste de la famille sur mon sort. Ils m’achètent aussi quelques vêtements, car je suis parti sans bagage et en culottes courtes.

Mon grand-père Ligori devant La sirène des mers
 

Vers 17 ou 18 ans, je prends désormais part aux expéditions de chasse. Mon frère Henri et moi décidons de réaliser un vieux rêve de ma mère et de l’emmener sur l’Île-aux-Lièvres, face à Saint-Siméon. Le meilleur temps pour le piégeage des lièvres au collet est  vers la fin septembre ou le début du mois d’octobre. Nous avions l’habitude d’accoster du côté sud et de nous abriter dans le petit chalet des mesureurs des chantiers forestiers. Cette fois-ci, nous abordons le côté nord avec la chaloupe de 16 pieds et son moteur de 18 forces pour nous installer sous la tente. Cependant, au deuxième jour, mon frère se blesse profondément au genou avec la hache. Il applique aussitôt de l’huile de phoque sur la blessure, mais sa plaie guérit trop vite en surface; il faudra attendre le retour pour la guérison complète. Le voyage est fructueux : en trois jours, ma mère et nous avions déjà pris 300 lièvres.

Notre territoire de chasse pour le béluga s’étend du Bic jusqu’aux longues battures de L’Isle-Verte et par-delà, jusqu’à l’Île aux fraises. Les bélugas se tiennent plutôt sur les bancs pour manger l’éperlan. Autrefois, mes frères utilisaient un canot à voile pour les chasser en eau plus profonde. Il fallait être très silencieux pour ne pas effrayer les bélugas, car ils ont l’ouïe très fine. Quand mon père eut fini d’équiper son bateau d’un moteur de Dodge T120, il suffisait à l’un de nous de grimper au mât de 31 pieds afin de détecter un troupeau de béluga. La sirène de mers fonçe alors dans le tas à pleins gaz et nous pouvons en harponner de trois à cinq par expédition.

Nous faisons fondre la graisse pour faire de l’huile que nous conservons dans des barils de 45 gallons. Nous vendons la peau de béluga à des tanneries à Trois-Pistoles qui en font de solides courroies pour les moulins à scie.

Nous chassons aussi le phoque commun entre la fin mai et la mi-août à partir du Bic. Pendant quelques années, les peaux peuvent se vendre jusqu’à 50$  chacune. La Compagnie de la Baie d’Hudson les expédient en Angleterre pour la confection de manteaux trois quarts. Après, le prix a baissé. Au bout du compte, tous ces efforts ne nous rapportent qu’un revenu de misère pour faire vivre nos familles. Nous sommes devenus les derniers chasseurs de loup-marin et de béluga sur la côte et nous devons nous arrêter à notre tour.

Par la suite, je deviens poseur d’asphalte et je travaille sur les routes entre Montréal et Blanc-Sablon. Absent souvent pendant trois semaines, je ne vois pas grandir mes six enfants. Pendant l’hiver, je trappe castors, lynx, vison, loutre et ours à partir de ma roulotte installée sur mon terrain de chasse.

Au début des années 80, je retourne à la mer quelque temps pour emmener les touristes en excursion d’observation des baleines à bord du Bon-Désir. C’est agréable de naviguer à nouveau, mais pas très payant.

Je peux dire que j’ai travaillé fort et que j’ai eu une belle vie et je suis fier de mes enfants. Aujourd’hui, mon grand plaisir est de me rendre à mon chalet au lac Bergeronnes. Comme il est bâti sur une pointe élevée, les orignaux doivent passer tout prêt. Tellement que l’an dernier, j’ai pu en abattre un en tirant depuis ma galerie. J’ai acheté ce chalet avec mon frère Maurice, mais il est décédé tout juste un an après. Chaque fois que je monte là-bas, c’est comme pour aller le rejoindre et passer du temps avec lui.

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1 commentaire:

  1. - Félicitations, temps héroïque. Où est situé le lac Bergeronnes ? Pouvez-vous le situer en lien avec la bleuetière par exemple où le lac à Raymond.
    - Mais c’est mon papa
    - Récit vivant et chronique qui s'inscrivent dans la catégorie - Civilisation du Québec de la Bibliothèque nationale du Québec du ministère des Affaires culturelles. Merci de nous faire revivre ce passé.
    - Merci beaucoup, Rosaire, pour cette intéressante histoire de ta vie...ça me donne le goût de relire ton livre que j'ai en main et que tu m'as si gentiment dédicacé. Mes salutations.
    - Super intéressant!
    - Une vie bien remplie, pas toujours facile. Bravo.
    - Beau texte à lire
    - Ils ne l'avaient pas facile.
    - Je l’ai très bien connu quand il parle du curé Gendron c'est lui qui nous chassait du terrain de l’église quand on jouait du ballon. Drôle de manière d’attirer les jeunes à son église c'était tout un numéro celui-là.
    - Il a marqué notre enfance!!
    - Très beau récit monsieur Otis et longue vie.
    - Aussi, bravo pour tes accomplissements Rosaire! L'ÉCOLE DE LA VIE RESTE LA MEILLEURE c.-à-d. celle de la vraie vie! Encore félicitations et quelle fierté pour toi et les tiens!
    - Mon oncle adoré qui malgré son grand âge il est beaucoup plus actif que plusieurs d’entre nous. Je l’aime beaucoup.
    - Wow! Merci du partage. C'est vraiment beau.
    - Un grand homme !! mon p’tit grand-papa
    - J'adore les histoires de vécus de nos ancêtres.
    - Bravo à ton grand-père!

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