Rencontre avec Laurent Bouchard

 (propos recueillis et mis en forme par Pierre-Julien Guay)

Je suis né en 1929, le dernier d’une famille de neuf enfants dont quatre décédés lors de l'épidémie de grippe espagnole en 1918. Luma Bouchard, mon père, n’avait pas d’instruction et pouvait seulement écrire son nom, mais il avait une forte capacité de raisonnement et une mémoire impressionnante. Homme de franc-parler et direct, il n’a ménagé aucun effort pour aider ses enfants à trouver leur chemin.

Je fréquentais l’école du maître, située au carrefour du rang Saint-Joseph. C’était assez proche de la maison pour que je vienne dîner avec mon traîneau à chien. Notre professeur était extrêmement sévère. Il officiait également comme dirigeant des enfants de chœur, nous donnant quelques leçons de chant à l’occasion. Nous étions une trentaine de jeunes garçons en surplis nous faisant face sur les bancs du chœur dans l’église.

Voulant absolument voir le nouveau livre de messe d’un compagnon, je cherche à m’en emparer et voilà qu’il se déchire, ce qui fait crier mon ami en pleine cérémonie. Notre professeur m’attend à la sacristie pour m’administrer une volée de coups dans la main avec sa courroie de cuir garnie de rivets.

Impossible de cacher à mes parents ma main meurtrie au retour à la maison. Furieux, mon père apostrophe le professeur en pleine rue et l’invite à entrer pour l’admonester. Jamais je n’avais entendu mon père sacrer auparavant. Ce qui ne l’empêcha pas de me punir à son tour pour ma mauvaise conduite! Mais, il n’était plus question pour lui de confier mon éducation à un pareil bourreau.

C’est comme ça qu’à l’âge de 13 ans je me suis retrouvé pensionnaire chez les frères du Sacré-Cœur à Montmagny. C’était la première fois que je sortais des Bergeronnes; je n’avais jamais vu de restaurant avec leurs couverts de vaisselle ni d’intersections de rues avec autant d’automobiles.

Ma façon de parler et mes expressions semblaient amuser ou surprendre mes compagnons et je me suis vite senti inférieur à eux. À force d’observation, je me suis appliqué à imiter leurs manières et j’ai tranquillement réussi à faire ma place. Même si je n’avais jamais pratiqué certains sports comme le tennis, j’ai gagné beaucoup d’assurance grâce au frère Clément qui m’avait pris sous son aile.

Je m’ennuyais beaucoup de ma famille. Selon la teneur des rapports envoyés à mes parents, je pouvais recevoir à l’occasion, avec les lettres de ma mère, une petite provision de sucre à la crème.

Si plusieurs pensionnaires ne pouvaient rejoindre leur famille pour les fêtes de Noël à cause de la fermeture des routes en hiver, c’est en avion à bord d’un des appareils de la Compagnie d’aviation Charlevoix-Saguenay que je traversais le fleuve à partir de Rivière-du-Loup. Mon père était l’un des actionnaires de cette entreprise bergeronnaise dont les bureaux étaient situés directement face à chez nous et il bénéficiait ainsi de passages à coût très modique.

Si j’excellais en sport à l’école, j’avais cependant plus de difficulté au point de vue académique. Aussi, au bout de trois ans, mon père s’amène au collège et engage un taxi pour nous conduire à l’école commerciale de Québec. Alors que je m’inquiète du prix de la course, il me dit « ton avenir, lui, n’a pas de prix ». Je compléterai mon cours commercial dans une atmosphère de liberté plutôt intimidante, moi qui étais habitué à la stricte discipline de mon père et à celle du collège.

Dans les chantiers

Me voici de retour aux Bergeronnes, instruit, mais encore sans métier. Mon père décide de me prendre éventuellement comme mesureur forestier. Je dois auparavant suivre des sessions de formation à l’école de foresterie de Duchesnay où enseigne son beau-frère. Comme mon niveau d’éducation est déjà supérieur à la moyenne, je suis exempté de certains cours et les autres élèves croient que j’ai des privilèges à cause de mes relations.

Ma première expérience d’aide-mesureur à Forestville se déroule avec un patron qui boit, espace les visites sur les chantiers et ne vérifie finalement que des bouts de papier. Apprenant cela, mon père me dit de donner ma démission et de venir travailler avec lui. Il fera preuve avec moi d’une exigence bien supérieure à celle demandée à ses autres employés.

À cette époque, dans les chantiers forestiers, les snows ont remplacé les chevaux pour le charroyage des billes jusqu’aux lacs gelés en hiver. J’avais déniché pour 1200$ un snow qui m’est livré au quai des Escoumins. Je suis plutôt fantasque et dit au capitaine d’oublier le winch, qu’il me prépare plutôt une rampe sur laquelle je lance l’appareil avec audace et brio pour monter sur la terre ferme.

Mon travail au chantier est donc de tirer une remorque sur ski chargée de billes de bois. Un bon soir, il me reste un dernier voyage à faire, mais il faut compter une bonne demi-heure pour décharger la remorque et les manœuvres terminent leur quart à minuit. En arrivant sur la glace, je braque les skis de direction pour amorcer un dérapage précipité puis accélère brusquement ce qui fait basculer la remorque qui se décharge d’un seul coup de son contenu : problème réglé.

Suspicieux, mon père exige une démonstration et finit par me demander de continuer à appliquer ma méthode. Il arrive bien qu’un des piquets qui retiennent la charge se casse, mais il s’agit de se munir d’une bonne réserve. Avec l’équivalent de 10 voyages effectués en seulement 6 déplacements, mon père encaisse une bonne prime de rendement au bout de cette saison-là. Quant à moi, j’ai économisé suffisamment pour pouvoir me marier en 1955 avec la jeune Annonciade, fille d’Atala Guay et d’Albert Tremblay[1].

Épicerie

Mon père s’est marié en secondes noces et tient une petite épicerie avec sa nouvelle épouse. Après avoir racheté les parts de ma belle-mère qui devient simple employée, je vois que le commerce perd de l’argent. J’ai peine à convaincre mon père de la nécessité d’acheter une caisse enregistreuse. Un suivi rigoureux des entrées et surtout des sorties d’argent me permettra de discipliner ma belle-mère. Pour pouvoir tirer un revenu suffisant pour vivre, il faut moderniser l’affaire, au grand dam de mon père qui est très conservateur. Après avoir élargi la boutique, je vois très grand et achète un comptoir de congélation. J’ai vu tellement grand qu’il faudra enlever la vitrine pour le faire rentrer dans le magasin!

Compartiment du tiroir caisse pour la monnaie conservé par Laurent Bouchard dans son magasin.
 

Mon idée est d’utiliser ce comptoir pour vendre de la viande. Au début, je vends de la viande déjà découpée et préparée. Puis, je m’initie à la boucherie à Chicoutimi et m’équipe d’une arrière-boutique avec chambre froide et tout l’équipement pour compléter les coupes. Au décès de mon père, le commerce me revient et j’ai ce qu’il faut pour faire vivre ma famille.

J’ai toujours trouvé essentiel de reproduire pour mes cinq enfants ce qu’on mon père a fait pour moi : donner des responsabilités puis exercer une surveillance, corriger, s’assurer qu’ils aient « un bon coffre d’outils » afin de pouvoir faire leur chemin dans la vie. J’ai peut-être un peu trop imité mon père dans sa sévérité, c’est ça que j’avais connu. Mais je pouvais dire le soir en me couchant : mission accomplie.

Les Bergeronnes

Je pense que la grande proportion des jeunes qui ont été éduqués en dehors du village fait une différence ici. On a produit un bon nombre d’avocats, de médecins. Ça fait en sorte que les Bergeronnais ont un plus grand respect les uns pour les autres qu’ailleurs, une plus grande sincérité aussi, moins de cachotteries. On a toujours été des gens très débrouillards, capables d’initiative.



 

Généalogie bergeronnaise

[1] Albert Tremblay et son épouse Atala Guay (fille de Victor Guay) vers 1930 avec leurs enfants Vincent (futur concessionnaire automobile à Forestville), Pâquerette (qui épousera Charles-Edmond Lessard) et la petite Annonciade (mariée à Laurent Bouchard). N'étaient pas encore nés à ce moment Jean-Noël (marié à Yolande Larouche) et Doris (mariée à Roger Tremblay).

Rencontre avec Marc-Antoine Labine Labonté

 

propos recueillis et mis en forme par Pierre-Julien Guay


J’ai vécu l’essentiel de ma jeunesse à Granby avec mes deux frères. Comme mes parents souhaitaient nous donner le meilleur départ dans la vie, ma mère est restée à la maison pour s’occuper de nous. Malgré le revenu modeste de mon père, nous fréquentions tous les trois l’école privée.

En sixième année, en me suggérant de faire du théâtre, mon enseignant m’aida à gagner de la confiance en moi ce qui me mena à faire de l’improvisation au secondaire et à développer mes talents. À la même époque, il m’arrive souvent de penser que ne je ne suis pas né à la bonne époque, un sentiment avec lequel j’ai appris à vivre au fil des ans.

Soutenu par une fondation pour les moins nantis, j’ai évolué, entre 13 à 18 ans, dans le soccer d’élite avec les Cosmos de Granby, formation dans laquelle j’ai gravité jusqu’à la catégorie senior 1re division 2A. Ça a été la meilleure école pour me développer en société : même si tes coéquipiers ne sont pas nécessairement tes amis, ils comptent plus que tout pendant la partie. Tu dois les appuyer et les soutenir au maximum.

Rêver de cinéma

Le conseiller d’orientation de mon école secondaire mina sérieusement ma confiance et mon enthousiaste en m’enjoignant d’avoir un plan B plus réaliste que le cinéma. Mon rêve était de faire des films! J’entrai donc étudier en cinéma au cégep en arts et lettres, profil communication.

À ma dernière année d’études, un conflit avec un enseignant m’empêche de compléter mon cours pour obtenir mon diplôme. Je décide alors de faire un grand saut et m’envole à Banff en Alberta pour y apprendre l’anglais. À cet endroit, je découvre comme la nature est importante et nécessaire pour moi. Une rencontre avec une collègue israélienne est déterminante. Michal m’aide à trouver ma place dans ce monde. Comme elle disait: ton chez-toi c’est là où tu es bien pour vivre.

Je lui parle de ma passion pour la musique qui s’est développée quelques années plus tôt, vers mes 13 ans. J’avais surpris mon père à vouloir vendre sa collection de disques vinyle dans une vente de garage. Je m’étais emparé d’un disque des Beach Boys en concert que j’avais écouté et qui m’avait marqué par l’euphorie de la foule. Du coup, je ravivai la flamme de mon père qui conserva sa collection pour devenir lui aussi mélomane. À cette période, je m’étais mis à réaliser des compilations musicales que je proposais à mes amis, mélangeant musique du passé et du présent. Quant à Michal, elle me fit découvrir les Beatles de A à Z; ce fut l’illumination!

De retour au Québec, je reprends mon cours manquant au cégep et m’inscris à un certificat en cinéma à l’université Laval. Je complète par des études en littérature afin d’apprendre à rédiger des scénarios. Pendant mes études, je travaille au cinéma de répertoire Le Clap où je peux regarder jusqu’à six longs métrages par jour. J'y fais quelques conférences pour partager ma passion. Je préfère les versions originales puisque je comprends très bien l’anglais et un peu l’espagnol.

J’apprécie particulièrement le cinéma américain noir, celui des années 30, alors que les producteurs sont soumis au code Hays qui censure les scènes de violence et de sexe. À la place, ces comportements doivent être subtilement suggérés et beaucoup de grands réalisateurs le font avec génie. Par une amie qui étudie en musique, je me découvre un amour pour le blues. Le chant viscéral des esclaves noirs, exprimant leur douleur de vivre, me touche profondément. Peu de gens réalisent que ces chants ont littéralement façonné la musique nord-américaine.

En sortant de l’université, mon objectif devient de travailler sur les plateaux de tournage, mais je n’ai aucune expérience technique. Je déniche finalement un emploi à Télé-Mag, une chaîne locale de Québec, où je touche à tout : montage, aiguillage, caméra et prise de son. Je fais également des contrats pour Gestev comme machiniste, puis chef machiniste sur des événements internationaux. Mon travail consiste à préparer l’aspect technique pour que ces grands événements se déroulent comme prévu.

CHME

Lors de mon travail au cinéma Le Clap, j’ai fait la connaissance de Jessica et, comme les étés sont tranquilles, je travaille au restaurant de sa famille, Le Boisé aux Bergeronnes. En plus d’être ma belle-mère, Christine Lessard devient une amie et une confidente. Ayant des problèmes avec le chômage, je commence à faire du remplacement comme concierge à la polyvalente de Bergeronnes, l’âme en peine.

En janvier 2019, après une période d’essai, on me propose un poste de directeur musical et animateur chez CHME à Essipit. La directrice avait reconnu le mélomane en moi puisque quelques années plus tôt je m’étais présenté à la radio pour accroître ma collection de vinyle. J’ai enfin trouvé ma place!

Dans mon travail, je m’efforce constamment à être le premier à faire découvrir les nouveaux talents du Québec et du Canada, à dépister les espoirs, les futurs succès, peu importe la langue. Je prends grand plaisir à la nouveauté et m’applique à promouvoir la culture musicale, surtout celle de chez nous. 

En compagnie d'Émile Bilodeau, auteur-compositeur-interprète

Depuis mon arrivée à CHME, j’ai reçu 5 mentions dans la catégorie des marchés régionaux de l’ADISQ, ce qui m’a valu un prix comme directeur musical et deux autres comme chroniqueur culturel.

Les Bergeronnes

Les Bergeronnes sont devenues mon chez-moi, là où je suis bien pour vivre. J’apprécie la simplicité des contacts humains; tout le monde se connaît un peu. Le plein air m’aide à rester connecté avec mon moi profond. Mon coin préféré, c’est la chute de la coulée frette dans la bleuetière. Depuis que je suis propriétaire, j’ai développé un intérêt marqué pour le jardinage. C’est ce que j’appelle mon activité zen! Certains amis m’ont fait la remarque: as-tu vraiment besoin d’être plus zen, la Côte-Nord c’est déjà pas mal zen.


Rencontre avec Lucie Lambert

 propos recueillis et mis en forme par Pierre-Julien Guay

photo gracieuseté de Yves Demers

 
Le paysage de mon enfance à Portneuf-sur-Mer est fait de cabanes dans le bois en arrière de la maison chez nous, du champ où nous allions jouer à la balle-molle tout près et des pique-niques familiaux sur la plage de la Pointe des Fortin.

Autrefois, le grand banc de sable n’était accessible qu’à marée basse. Après avoir pataugé dans la vase, on se gavait de petites fraises des champs et d’airelles. J’étais la plus jeune de quatre enfants, peut-être aussi la plus contemplative, je pouvais passer des heures couchée dans le banc de neige à rêvasser en regardant le ciel.

La rentrée au secondaire dans une école peuplée et tumultueuse m’a durement ébranlée. Heureusement, à mes 14 ans, j’ai eu la chance d’aller voir la vie ailleurs quand ma famille a déménagé à Chicoutimi.

Au cégep là-bas, j’ai complété le programme d’art et lettres. Mon intérêt pour le cinéma s’est développé grâce au ciné-club du cégep. Après une première année en littérature à l’UQAC, je m’installe à Montréal pour compléter ce programme à l’UQAM.

Faire son cinéma

Après divers emplois, je me fais des contacts au sein de la coopérative Main Film à Montréal, ce qui me permet d’apprendre les rudiments du cinéma sur le tas. Plus tard, avec deux compagnons, nous fondons notre propre maison de production en 1991 : Les films du tricycle. J’ai produit, entre autres, le film La nuit, elles dansent, d’Isabelle Lavigne et Stéphane Thibault. Ce film fut sélectionné pour la Quinzaine des réalisateurs à Cannes, en 2011. Mais, nous préférons de loin réaliser nos propres films.

Mes films à moi sont liés au territoire et à l’enfance, à la poésie des lieux et du monde qui y habitent. Avec mon premier vrai film en 1995, j’ai réinvesti les lieux de mon enfance à Portneuf. Paysage sous les paupières est ainsi nommé parce que je me suis rendu compte que les horizons de nos souvenirs, même si on essaie de les recréer, subsistent de toute façon à l’intérieur de nous.

Mes souvenirs les plus précieux sont ceux liés aux vacances avec mes deux enfants lors de nos séjours sur la Côte-Nord. C’est fou, mais il me semble que les enfants grandissent encore plus vite pendant l’été. J’en ai fait un film intitulé Précis du quotidien.

Se tourner vers les autres

Pour moi, la création d’un film est un long processus qui peut s’échelonner sur quatre ans : il y a la recherche, le financement, la réalisation et le montage.

Créer, c’est se lancer dans le vide. En période de recherche, je pars explorer au matin, sans attente particulière. Je reste disponible et aux aguets. L’extraordinaire est toujours au rendez-vous, il arrive nécessairement quelque chose et je découvre des gens et des beautés là où je m’incruste.

Au moment du tournage, il faut que le film soit meilleur que le scénario. Celui-ci ne sert que d’inspiration. Le tournage amène à connaître d’autres gens, d’autres lieux et c’est cela que je veux partager avec mes films.

À un moment, je suis allée sur la Basse-Côte-Nord sans savoir ce que j’allais y trouver. Finalement,  Avant le jour raconte la mer, le bateau et le monde des femmes qui doivent aller accoucher à l’extérieur.

Je suis particulièrement fière de mon « road movie », Le père de Gracile. C’était ma première rencontre avec les Innus et j’avais la chance d’être entourée d’une équipe de spécialistes pour la caméra, le montage et la prise de son. Pour une séquence particulière, nous sommes arrêtés aux 100 milles de la voie ferrée entre Sept-Îles et Schefferville. Quarante caisses de matériel à débarquer et installer : tout cela à cause d’une idée qui m’était venue en tête!

 Mon dernier film s’intitule Le grand châle d’Aamu. Il a été tourné en Finlande avec le peuple sami. Je m’attendais à nouer une relation semblable à celle que j’avais connue avec les Innus, mais la piste de départ s’est transformée en rencontrant les personnages. Le film est malheureusement sorti en plein dans la pandémie et a été très peu diffusé.

Visionnez la bande annonce Le grand châle d‘Aamu

C’est l’aspect le plus décourageant pour moi : l’absence de circuit de distribution de documentaires au Québec, le fait que mes films sont peu vus. Ce contraste entre intensité et fragilité, c’est le même que celui d’un projet d’atelier de danse théâtre avec des personnes âgées sur lequel je travaille actuellement. Le cinéma de divertissement pourrait-il céder quelques fois la place pour faire l’éloge « du fragile et du cabossé », comme le dit Laure Adler dans La voyageuse de nuit ? Pour le moment, j’adopte un côté plus artisanal. Je me suis aussi mise à l’écriture et j’ai complété deux romans de fiction inspirés de mon vécu, en plus d’écrire de la poésie.

Les Bergeronnes

À partir de 1999, j’ai passé de nombreux étés avec mes enfants aux Escoumins, une amorce de retour à la Côte. Je me suis finalement installée aux Bergeronnes en 2016.

Il y a présentement une belle vitalité artistique dans le secteur BEST. Des jeunes choisissent de s’établir, attirés par la nature, la forêt; ils amènent des idées nouvelles, c’est stimulant. Je pense que l’attrait croissant pour les régions vient d’une recherche d’équilibre en réaction à la mondialisation; les gens souhaitent retrouver les vraies valeurs.

Ici, j’ai mon réseau de monde et j’habite un lieu propice à la contemplation et la méditation, que ce soit en me rendant sur les rochers près du fleuve pour observer les baleines ou pour la cueillette de petits fruits. Comme qualité de vie, je ne pourrais pas demander mieux.

Rencontre avec Alexandre Gaudet

 

propos recueillis et mis en forme par Pierre-Julien Guay

Mes parents se sont établis aux Bergeronnes dans les années 1980 quand ma mère est venue travailler au foyer comme directrice des soins.

Je suis né en 1994 et j’ai grandi dans la nature bergeronnaise en explorant les bois derrière la maison et  en y construisant des cabanes. J’adorais accompagner mon père lorsqu’il allait à la pêche ou à son camp de chasse.

Cuisiner, une vocation

Vers 2007, l’entreprise touristique Mer et Monde ouvre un café internet dans le local autrefois occupé par le centre artistique Art-Mots-Nid. Un des animateurs me demande si je serais intéressé à travailler comme plongeur. Je me vois aussitôt en équipement de plongée guidant les touristes alors qu’il s’agissait plutôt de laver la vaisselle!

J’ai alors 13 ans et côtoie les employés de la cuisine qui ne tardent pas à remarquer mon intérêt et mes idées originales de sorte qu’on me confie la préparation des assiettes de salade. Au troisième été, Mer et Monde ne trouve de cuisinier pour la saison touristique et on me propose le poste. Pour un petit gars d’à peine 16 ans, il y a bien des défis, mais j’ai trouvé ma vocation et je m’inscris plus tard à l’école hôtelière Fierbourg de Québec.

Pendant mon cours de cuisine professionnelle, un premier stage à préparer du manger mou dans un CHSLD me laisse peu enthousiaste, mais je me sens ensuite tout à fait dans mon élément pendant mon passage au Château Frontenac, si bien qu’on me propose un poste. Je suis particulièrement fier d’avoir été sélectionné pour un stage dans un établissement de Paul Bocuse : la Brasserie Le Nord à Lyon en France, une occasion incroyable de développer la maîtrise des grands classiques en cuisine.

Le métier de cuisinier permet de trouver facilement du travail tout en voyageant. En 2012, je m’envole pour un an dans l’Ouest canadien afin d’améliorer mon anglais. Ayant obtenu un emploi de cuisinier à Canmore, près  d’un centre de ski en Alberta, je rentre chercher ma voiture et mes skis aux Bergeronnes et retraverse le pays en 4 jours en roulant 1000 km par jour. Je n’ai encore que 18 ans, mais mon père étant décédé quand j’avais seulement 11 ans, j’ai déjà bien développé mon autonomie.

De retour au Québec, je continue de diversifier mes expériences en travaillant à différents endroits. Puis je reviens en Haute-Côte-Nord à l’emploi de La Galouine à Tadoussac. Mon idée est de travailler pendant l’été et de voyager durant l’hiver.

L’envie du voyage devient plus forte et, deux ans plus tard, j’obtiens un visa de travail en Australie pour un an. Pendant que je suis là-bas, Christine Lessard, qui possède le restaurant Le Boisé aux Bergeronnes, me contacte pour m’offrir de devenir chef et éventuellement me céder son établissement.

Sous son aile, j’apprends comment gérer un restaurant. Après son décès, il est temps de faire le grand saut. Seulement, nous sommes au début 2020, en plein cœur du premier confinement de la covid. Au printemps, j’étais prêt à ouvrir les portes, mais je dois me contenter plutôt d’ouvrir la fenêtre de la cuisine afin de passer des plats à emporter à mes clients! Après ce début de saison plutôt lent, la salle à manger pourra enfin être ouverte en juin.

Marathon et ski de haute route

Pendant mon séjour dans l’Ouest, j’ai pris l’habitude de m’entraîner au marathon avec dénivelé dans les montagnes. Si j’ai participé à plusieurs marathons, je préfère le semi-marathon, soit 21 km que je peux franchir en 1h30.

Pour renouer avec le ski, je me fais engager comme garçon de cuisine à Murdochville en Gaspésie pendant l’hiver en camouflant quelques éléments de mon CV afin d’être sûr d’avoir plein de temps pour skier. Mais, comme j’ai toujours été un mauvais menteur, on ne tarde pas à découvrir mes talents réels et à me nommer chef.

Au cœur des monts Chic-Chocs, je découvre le ski en haute route qui consiste à grimper les montagnes avec des peaux de phoques fixées sous les skis pour descendre dans la poudreuse et les sous-bois. Il faut compter deux bonnes heures d’ascension pour un 15 minutes de descente. Mes deux passions sportives sont réunies : ski et marathon avec dénivelé. Après deux hivers comme chef là-bas, je complète ma formation de secouriste alpin pour devenir guide. Depuis, j’alterne entre cuisine à mon restaurant aux Bergeronnes pendant l’été et ski à Murdochville en hiver.

 

Vivre aux Bergeronnes

J’ai eu l’occasion de découvrir la grande barrière de corail en plongée, de parcourir les Rocheuses et les Alpes, mais on finit par se rendre compte que c’est beau aussi chez nous.

Adolescent, j’adorais me promener en quatre roues dans le secteur de la bleuetière et du Lac à Raymond et aller à la pêche avec mes amis. Aujourd’hui, les montagnes de Petites-Bergeronnes sont mon endroit de prédilection pour la promenade, la chasse à l’original et à la perdrix. Du haut des grands pans rocheux, on a une vue magnifique : la rivière de Petites-Bergeronnes qui serpente dans la vallée, la Pointe Sauvage et le fleuve au loin. On est bien ici et je viens d’y bâtir ma propre maison.


Rencontres avec des Bergeronnais


 

Ce projet a pour objectif de construire un modèle d’échange, de partage, de rencontre à la manière d'une agora.

Des entrevues rapportées au "je" sur le mode de confidences viennent confirmer l'affirmation d'Éric-Emmanuel Schmitt selon laquelle chaque existence est une œuvre d'art.

Connaître l'histoire, les accomplissements et les passions d'autrui permet de créer des occasions de dialogues insoupçonnées et de vivre en pays de connaissances.

Merci à Bernard Lefebvre et Sara Brisson qui ont participé à l'élaboration de ce projet. 




 

Rubis Iyodi


(1876 - 1958)

Rencontre avec Jocelyn Praud

propos recueillis et mis en forme par Pierre-Julien Guay
photo gracieuseté de Simon Rancourt 

 

J’ai fait mon cours primaire et secondaire en concentration musique à Sherbrooke. J’ai tâté du piano, du violon et du trombone. Bien qu’aujourd’hui, je ne fais plus que gratter ma guitare à l’occasion, j’apprécie toujours l’écoute de la musique. 

Ornithologie

J’avais une dizaine d’années lorsque je me suis pris d’intérêt pour les oiseaux qui venaient à la mangeoire de la maison familiale. Un jour, ne pouvant identifier un visiteur à l’aide de mon guide imprimé, je prends une photo que j’affiche sur un forum s’adressant à des ornithologues amateurs. Il n’en faut pas plus pour que des membres du club local s’amènent dans notre cour afin d’observer cette mésange bicolore, un oiseau rarement aperçu au Québec dans ce temps-là.

De fil en aiguille, je commence à participer à quelques-unes des excursions d’observation du club d’ornithologie pendant les fins de semaine. Comme la plupart des membres sont des gens à la retraite, je me trouve bien gâté, entouré d’une multitude de grands-parents!

Photographie

À 12 ans, je fais la rencontre de Serge Beaudette, un ornithologue professionnel qui me prend littéralement sous son aile. Il me cède un appareil photo avec un objectif de 400mm. L’intérêt pour les oiseaux se transforme, je cherche maintenant à bien composer mes prises de vue et à prendre la meilleure photo possible pour chacune des espèces.

Je réalise que mon ambition est de devenir photographe de la nature. Je m’inscris donc au programme de photographie du cégep de Matane. Mais les exercices de prises de vue de bouteilles et de vases de fleurs me font comprendre que le programme est avant tout axé vers la photographie commerciale. Décidément, je ne suis pas à ma place. Je n’ai pas le choix : je devrai créer moi-même ma formation. Pour approfondir mes connaissances sur la nature, je m’inscris en technique de bioécologie au cégep de Sherbrooke.

Découverte des Bergeronnes

Mon frère m’a parlé d’un emploi d’été dans un coin dont je n’ai jamais entendu parler : animateur de camp de jour à Explos-Nature aux Bergeronnes. L’atmosphère y est fantastique, les animateurs sont des passionnés et enthousiastes. Je trippe tout en me découvrant comme jeune adulte.

Plus tard, je deviens plongeur scientifique pour les activités d’interprétation au cap Bon-Désir. Lors d’un stage au Biodôme de Montréal, je dois justement plonger afin de faire l’entretien des aquariums et alimenter les animaux. Comme activité d’initiation, on me demande de nourrir à la main un esturgeon de deux mètres de long. Il m’avale le bras au complet, un réflexe normal d’aspiration pour lui, mais une grande frayeur pour moi!

Je serai absent des Bergeronnes pendant trois ou quatre ans, le temps de compléter un certificat en environnement durable à l’université Laval et d’occuper un poste de garde-parc au parc national du mont Orford.

Je suis désormais de retour à Explos-Nature comme coordonnateur aux programmes éducatifs pendant l’été. L’hiver, je me consacre à la promotion de mes photos de nature à l’aide de mon site web La nature sauvage du Québec. En plus d’une chronique dans le magazine Québec oiseaux, j’ai une exposition intitulée Derrière l’objectif à l’affiche en Estrie avec 15 toiles.

La photo dont je suis le plus fier, je l’ai obtenue après un mois continu d’observation de fin de journée à bord du bateau où mon frère Cyril officie comme capitaine de croisière aux Escoumins. En plein jour, la chaleur produit de la réfraction sur l’eau et les photos sont souvent floues. Ce soir-là, cette baleine à bosse est sortie de l’eau entre le bateau et le soleil couchant qui se miroitait dans les gouttelettes.


Pour moi, le fleuve fait partie de la vie intégrante de tous les jours aux Bergeronnes, contrairement à l’expérience que j’ai vécue à Matane. Après 10 ans de fréquentation de l'endroit, je viens d’y acheter une maison au début 2022.

En saison, je fais une promenade quotidienne de trois heures dans le bois. Parfois, un renard apparaît soudainement et s’approche de moi ou encore une gélinotte tambourine si fortement que tout mon corps résonne. Ces moments de contact avec la nature sont si intenses que j’en ai souvent le cœur qui palpite et que les larmes me viennent aux yeux.