Une triste histoire


D'après les récits de mon père Marcel et oncle Gérard Guay. L'histoire commence vers 1925.

Le petit Réal a les oreilles en sang. À l'école de la route, l'institutrice Rosa Rioux est particulièrement sévère et comme Marie-Blanche, Anne-Marie, Louis David, Eugène, Rose-Emma et Réal sont orphelins de mère, la qualité des devoirs et des leçons apprises laisse à désirer. Quant au père, il passe tout son temps dans le bois à faire la trappe de fourrures avec un de ses frères. Il ne rentre guère à la maison que les fins de semaine. Chaque enfant de la famille se fait donc durement tirer les oreilles à l'école.

Malgré tous ses efforts et en dépit de sa bonne volonté, Marie-Blanche, la plus vieille, à 13 ou 14 ans, ne peut remplacer sa défunte mère. Les enfants tiennent maison tant bien que mal. La maison est laissée sans ordre et délabrée.  À peu près tous leurs biens — et ils n’étaient pas nombreux — étaient visibles lorsqu’on entrait dans cette maison. En bas, il y avait une pièce principale et trois chambres. Aucun des appartements n’avait de porte, seulement un rideau le séparant du reste. Évidemment, pas de toilette; c’était une bécosse qui servait de lieu d’aisance. Sur la table, la vaisselle des repas précédents traînait pratiquement tout le temps lorsque ceux-ci étaient pris à la maison.

En passant, un des enfants s'arrête au magasin général de Victor Guay pour acheter une ou deux boîtes de sardines ou quelques tranches de baloney. Pour les grands jours : une boîte de macaroni et une boîte de tomate. Heureusement, les garçons prennent souvent des repas en dehors chez des cultivateurs qui les employaient quelques fois. Le plus souvent, l’une ou l’autre fille était engagée dans des familles, chez une tante ou même en visite dans la paroisse.

Puisque Marcel Guay était du même âge que le petit dernier, les deux garçons étaient devenus amis. Réal et ses frères étaient donc plus qu’à leur tour présents à la maison de la famille Guay. Alice Guay ne les oubliait pas lorsqu'elle cuisinait des pâtisseries. Plusieurs familles aux alentours faisaient de même. Et rien ne faisait plus plaisir à ces pauvres enfants que de rendre service là où on les recevait.

Réal avait appris beaucoup de trucs avec les chevaux. Le cheval de la famille Guay était particulièrement rebelle et plutôt que de s'approcher, s'éloignait en courant. Pour l'attraper au champ, Réal faisait semblant de lui apporter de l'avoine et dissimulait la bride aux yeux du cheval, car cet instrument lui faisait redouter le travail.

Mais le mauvais sort semblait s'acharner sur lui. Un jour où les deux enfants s'élançaient pour voit battre le grain à la trépigneuse, Réal tarde à arriver. Il s’amène la figure tout ensanglantée, se tenant le nez. En passant sous une corde à linge en métal qui servait à l’usage de la maison, il s’y était accroché la figure et on peut imaginer  son état. Aussitôt, un de ses frères lui débite: espèce de maladroit et sans-génie! Tu ne peux pas faire attention et regarder où tu cours! Va-t’en à la maison te laver et restes-y!

Une trépigneuse actionnée par un cheval pour battre le grain.
Malgré tout, Réal a bon cœur. Alors que son ami Marcel est pris de rhumatismes inflammatoires et est immobilisé à la maison, il s'amène avec une chaudière bien remplie de beaux gros bleuets bien mûrs, cueillis tout spécialement à son intention.

Plus âgé, il passe des périodes chez des cultivateurs et chez le boucher. Il était reçu partout, mais personne ne l’adoptait. Les familles étaient nombreuses, parfois jusqu’à près de vingt enfants, et tous en avaient suffisamment assez de leurs propres enfants.

Avec Réal, on pouvait s’attendre à toutes les malchances. Son beau père disait de lui: il est assez maladroit que dans une étable et près d’une vache qui veut faire son tas, si Réal lui présentait une pelle, la vache ferait à côté! Une fois, en pêchant avec Marcel au petit lac de la décharge du Lac-à-la-Truite, au moment où il retire sa ligne pour la lancer à nouveau, un poisson mal accroché s'envole et lui arrache sa pipe qui perd à l'eau. Une autre fois, il s'écarte dans les marécages en haut du Lac-à-la-Truite, malgré les hautes montagnes qui délimitent pourtant bien l'endroit.

Rendu à l’âge de fréquenter les filles, il erra à quelques maisons puis il finit par se fixer chez un cultivateur dont il maria la fille, plus jeune de quelques années. Il eût onze enfants et Marcel fut le parrain de sa première fille. Il vécut quelque temps à Bergeronnes puis alla s’établir comme colon à Sainte-Thérèse de Colombier où il vécût pauvrement.

Durant plusieurs années ensuite, il travaillait comme contremaître dans un chantier coopératif de l’endroit et c’est là qu'il travaillait lorsqu’il fût déclaré perdu en forêt. Sainte-Thérèse est une petite localité et la forêt peu étendue. Toutes les recherches furent vaines et lorsqu'enfin on fit chanter son service, le cercueil était vide. Pauvre Réal, c’est le cas de le dire qu’il n’était pas né sous une bonne étoile, tellement malchanceux dans la vie qu'il n’était même pas à son propre service!

Même après plusieurs années, son corps n’a jamais été retrouvé et sa mort est demeurée mystérieuse.  Un commerçant de l’endroit prétendait qu’en faisant du trappage, des braconniers avaient  installé un piège à ours qui était comme un arc dans un arbre. Quand la bête se prend, elle est attirée vers le haut et s’étouffait. Réal se serait pris dans le piège et pour ne pas se faire prendre, les braconniers l’auraient fait disparaître dans un lac avec une roche.

Moins de deux années après, sa veuve périt, noyée au bord d’un petit cours d’eau dans un accident avec un de ses petits qu’elle avait emmené en promenade d'agrément. 

Un matin aux Bergeronnes

Une étrange rencontre 

Je marchais sur la grève d'un pas rapide. Déjà vers l'est, au bout de la pointe, les étoiles pâlissaient lentement devant l'aube. Même en ce matin du mois d'août, l'air salin de la Côte était frais et vivifiant. Sur la Rive-Sud, on voyait encore les taches lumineuses des villages à 30 km de là. Et aussi Baie-Ste-Catherine à l'ouest, dépassé le phare de Tadoussac. Une fois encore, je venais sentir les grands espaces en regardant tout au loin avec mon l'assurance de ma maturité nouvelle après être devenu père pour la première fois.

Comme tout enfant de la Côte, j'étais revenu vers le fleuve, rétablir mes dimensions devant la mer immense ouverte quelque part sur l'océan, adossé à la forêt jusqu'aux limites du Grand Nord. Communier à la force des marées et du vent.



Sous mes pas, les nombreux cailloux roulaient parfois en s'entrechoquant. Comme si pour nous enraciner davantage à la terre de Caïn, ces cailloux avaient poussé pour que chaque pas trébuche un peu. Au bout de la seconde pointe, les feux du phare de la pointe Bon-Désir clignotaient de l'autre côté de la baie, dans un effort pour ancrer le regard vers la terre. Sa silhouette et celle de la maison des gardiens étaient à peine découpées par la faible lumière rosée qui planait à l'horizon.

Là-bas, au large, le grondement sourd des eaux profondes et noires roulait. Les chaînes* étaient déjà presque disparues, annonçant l'imminence de la marée montante. Comme pour venir à la rencontre de la terre, les eaux se soulevaient lentement. Je ralentis ma course pour ne pas trahir cette cérémonie.

*les chaînes : l'étroite bande de terre et de rochers qui, à marée basse, sépare la batture (estran) du lit du fleuve.

Au-dessus des chaînes, les goélands semblaient exécuter une danse rituelle afin d'appeler le soleil au rendez-vous et ils tournoyaient au-dessus de la batture en criant. Leur cri avait quelque chose de profondément troublant à mi-chemin entre le désespoir et l'exaltation.

Le sifflement sourd et puissant du souffle d'une baleine retentit au loin. J'eus beau chercher du regard, elle ne reparut pas. Mais elle avait attiré mon attention vers le fleuve.

La marée commençait à peine à monter. Bientôt, des canards s'avancèrent en suivant la bande de débris de varech et de bois amenée du large. Ils plongeaient en troublant à peine la surface de l'eau parfaitement calme. Au-dessus de la mer, le ciel était devenu jaune orangé.

Et puis, à l'endroit précis où le ciel, l'air et l'eau semblaient se toucher, l'horizon s'embrasa et les éléments se fusionnèrent en silence. Je croyais assister à la naissance de l'univers. J'étais de cet univers, peu importe le court frémissement de ma vie.

Devant ce déploiement d'énergie, les goélands étaient disparus et il se passa un bon moment avant que de la forêt montent les cris d'oiseaux du jour. Les extrémités des nuages déchirés semblaient incandescentes et s'étiolaient pour laisser la place au jour.

Au bout d'un moment, le reflet jaune or du soleil glissa sur l'eau jusqu'à moi. En même temps, de petites vaguelettes apparurent en murmurant. Je ne sais pas pour quoi je me retournai vers la grève, mais ce fut pour apercevoir l'image d'un jeune homme d'une quinzaine d'années se dirigeant vers moi, la tête basse. Il faisait penser à tous ces adolescents en mal de vivre et d'aimer, au fond plus rejeté par lui-même que par autrui. Il avançait en regardant le sol encore couvert d'ombres. Ses yeux semblaient descendre tout au fond de lui sans que pourtant il n'y ait aucun reflet.

Arrivé à proximité, il releva légèrement la tête. En le regardant bien, j'eus la surprise de m'y reconnaître. J'étais bien devant mon moi à quinze ans. Je sentais toute la détresse et la solitude de cet être et combien la plus mince lueur d'espoir qui ait pu exister en lui était précieuse pour qu'il soit devenu moi après toutes ces années.

C'était cette image que j'avais rejetée, que je n'osais plus reconnaître de moi-même. Mais ne partagions-nous pas, au-delà du temps, cette même façon de s'agripper et de mordre? Je tendis les bras vers lui pour l'accueillir et le réconforter. Il allait me toucher quand son image se troubla et sembla se fondre dans mon corps. Cela se fit sans heurt ni frisson, comme s'il gagnait une place inoccupée.

Maintenant que le jour était levé, je fis demi-tour. En sautillant sur les pierres, j'habitais mes souvenirs d'enfance retrouvés, mes jeux dans le ruisseau sur cette grève, mes éclats de rire et l'espace à la dimension du fleuve.