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Un matin aux Bergeronnes

Une étrange rencontre 

Je marchais sur la grève d'un pas rapide. Déjà vers l'est, au bout de la pointe, les étoiles pâlissaient lentement devant l'aube. Même en ce matin du mois d'août, l'air salin de la Côte était frais et vivifiant. Sur la Rive-Sud, on voyait encore les taches lumineuses des villages à 30 km de là. Et aussi Baie-Ste-Catherine à l'ouest, dépassé le phare de Tadoussac. Une fois encore, je venais sentir les grands espaces en regardant tout au loin avec mon l'assurance de ma maturité nouvelle après être devenu père pour la première fois.

Comme tout enfant de la Côte, j'étais revenu vers le fleuve, rétablir mes dimensions devant la mer immense ouverte quelque part sur l'océan, adossé à la forêt jusqu'aux limites du Grand Nord. Communier à la force des marées et du vent.



Sous mes pas, les nombreux cailloux roulaient parfois en s'entrechoquant. Comme si pour nous enraciner davantage à la terre de Caïn, ces cailloux avaient poussé pour que chaque pas trébuche un peu. Au bout de la seconde pointe, les feux du phare de la pointe Bon-Désir clignotaient de l'autre côté de la baie, dans un effort pour ancrer le regard vers la terre. Sa silhouette et celle de la maison des gardiens étaient à peine découpées par la faible lumière rosée qui planait à l'horizon.

Là-bas, au large, le grondement sourd des eaux profondes et noires roulait. Les chaînes* étaient déjà presque disparues, annonçant l'imminence de la marée montante. Comme pour venir à la rencontre de la terre, les eaux se soulevaient lentement. Je ralentis ma course pour ne pas trahir cette cérémonie.

*les chaînes : l'étroite bande de terre et de rochers qui, à marée basse, sépare la batture (estran) du lit du fleuve.

Au-dessus des chaînes, les goélands semblaient exécuter une danse rituelle afin d'appeler le soleil au rendez-vous et ils tournoyaient au-dessus de la batture en criant. Leur cri avait quelque chose de profondément troublant à mi-chemin entre le désespoir et l'exaltation.

Le sifflement sourd et puissant du souffle d'une baleine retentit au loin. J'eus beau chercher du regard, elle ne reparut pas. Mais elle avait attiré mon attention vers le fleuve.

La marée commençait à peine à monter. Bientôt, des canards s'avancèrent en suivant la bande de débris de varech et de bois amenée du large. Ils plongeaient en troublant à peine la surface de l'eau parfaitement calme. Au-dessus de la mer, le ciel était devenu jaune orangé.

Et puis, à l'endroit précis où le ciel, l'air et l'eau semblaient se toucher, l'horizon s'embrasa et les éléments se fusionnèrent en silence. Je croyais assister à la naissance de l'univers. J'étais de cet univers, peu importe le court frémissement de ma vie.

Devant ce déploiement d'énergie, les goélands étaient disparus et il se passa un bon moment avant que de la forêt montent les cris d'oiseaux du jour. Les extrémités des nuages déchirés semblaient incandescentes et s'étiolaient pour laisser la place au jour.

Au bout d'un moment, le reflet jaune or du soleil glissa sur l'eau jusqu'à moi. En même temps, de petites vaguelettes apparurent en murmurant. Je ne sais pas pour quoi je me retournai vers la grève, mais ce fut pour apercevoir l'image d'un jeune homme d'une quinzaine d'années se dirigeant vers moi, la tête basse. Il faisait penser à tous ces adolescents en mal de vivre et d'aimer, au fond plus rejeté par lui-même que par autrui. Il avançait en regardant le sol encore couvert d'ombres. Ses yeux semblaient descendre tout au fond de lui sans que pourtant il n'y ait aucun reflet.

Arrivé à proximité, il releva légèrement la tête. En le regardant bien, j'eus la surprise de m'y reconnaître. J'étais bien devant mon moi à quinze ans. Je sentais toute la détresse et la solitude de cet être et combien la plus mince lueur d'espoir qui ait pu exister en lui était précieuse pour qu'il soit devenu moi après toutes ces années.

C'était cette image que j'avais rejetée, que je n'osais plus reconnaître de moi-même. Mais ne partagions-nous pas, au-delà du temps, cette même façon de s'agripper et de mordre? Je tendis les bras vers lui pour l'accueillir et le réconforter. Il allait me toucher quand son image se troubla et sembla se fondre dans mon corps. Cela se fit sans heurt ni frisson, comme s'il gagnait une place inoccupée.

Maintenant que le jour était levé, je fis demi-tour. En sautillant sur les pierres, j'habitais mes souvenirs d'enfance retrouvés, mes jeux dans le ruisseau sur cette grève, mes éclats de rire et l'espace à la dimension du fleuve.