Rencontre avec Laurent Bouchard

 (propos recueillis et mis en forme par Pierre-Julien Guay)

Je suis né en 1929, le dernier d’une famille de neuf enfants dont quatre décédés lors de l'épidémie de grippe espagnole en 1918. Luma Bouchard, mon père, n’avait pas d’instruction et pouvait seulement écrire son nom, mais il avait une forte capacité de raisonnement et une mémoire impressionnante. Homme de franc-parler et direct, il n’a ménagé aucun effort pour aider ses enfants à trouver leur chemin.

Je fréquentais l’école du maître, située au carrefour du rang Saint-Joseph. C’était assez proche de la maison pour que je vienne dîner avec mon traîneau à chien. Notre professeur était extrêmement sévère. Il officiait également comme dirigeant des enfants de chœur, nous donnant quelques leçons de chant à l’occasion. Nous étions une trentaine de jeunes garçons en surplis nous faisant face sur les bancs du chœur dans l’église.

Voulant absolument voir le nouveau livre de messe d’un compagnon, je cherche à m’en emparer et voilà qu’il se déchire, ce qui fait crier mon ami en pleine cérémonie. Notre professeur m’attend à la sacristie pour m’administrer une volée de coups dans la main avec sa courroie de cuir garnie de rivets.

Impossible de cacher à mes parents ma main meurtrie au retour à la maison. Furieux, mon père apostrophe le professeur en pleine rue et l’invite à entrer pour l’admonester. Jamais je n’avais entendu mon père sacrer auparavant. Ce qui ne l’empêcha pas de me punir à son tour pour ma mauvaise conduite! Mais, il n’était plus question pour lui de confier mon éducation à un pareil bourreau.

C’est comme ça qu’à l’âge de 13 ans je me suis retrouvé pensionnaire chez les frères du Sacré-Cœur à Montmagny. C’était la première fois que je sortais des Bergeronnes; je n’avais jamais vu de restaurant avec leurs couverts de vaisselle ni d’intersections de rues avec autant d’automobiles.

Ma façon de parler et mes expressions semblaient amuser ou surprendre mes compagnons et je me suis vite senti inférieur à eux. À force d’observation, je me suis appliqué à imiter leurs manières et j’ai tranquillement réussi à faire ma place. Même si je n’avais jamais pratiqué certains sports comme le tennis, j’ai gagné beaucoup d’assurance grâce au frère Clément qui m’avait pris sous son aile.

Je m’ennuyais beaucoup de ma famille. Selon la teneur des rapports envoyés à mes parents, je pouvais recevoir à l’occasion, avec les lettres de ma mère, une petite provision de sucre à la crème.

Si plusieurs pensionnaires ne pouvaient rejoindre leur famille pour les fêtes de Noël à cause de la fermeture des routes en hiver, c’est en avion à bord d’un des appareils de la Compagnie d’aviation Charlevoix-Saguenay que je traversais le fleuve à partir de Rivière-du-Loup. Mon père était l’un des actionnaires de cette entreprise bergeronnaise dont les bureaux étaient situés directement face à chez nous et il bénéficiait ainsi de passages à coût très modique.

Si j’excellais en sport à l’école, j’avais cependant plus de difficulté au point de vue académique. Aussi, au bout de trois ans, mon père s’amène au collège et engage un taxi pour nous conduire à l’école commerciale de Québec. Alors que je m’inquiète du prix de la course, il me dit « ton avenir, lui, n’a pas de prix ». Je compléterai mon cours commercial dans une atmosphère de liberté plutôt intimidante, moi qui étais habitué à la stricte discipline de mon père et à celle du collège.

Dans les chantiers

Me voici de retour aux Bergeronnes, instruit, mais encore sans métier. Mon père décide de me prendre éventuellement comme mesureur forestier. Je dois auparavant suivre des sessions de formation à l’école de foresterie de Duchesnay où enseigne son beau-frère. Comme mon niveau d’éducation est déjà supérieur à la moyenne, je suis exempté de certains cours et les autres élèves croient que j’ai des privilèges à cause de mes relations.

Ma première expérience d’aide-mesureur à Forestville se déroule avec un patron qui boit, espace les visites sur les chantiers et ne vérifie finalement que des bouts de papier. Apprenant cela, mon père me dit de donner ma démission et de venir travailler avec lui. Il fera preuve avec moi d’une exigence bien supérieure à celle demandée à ses autres employés.

À cette époque, dans les chantiers forestiers, les snows ont remplacé les chevaux pour le charroyage des billes jusqu’aux lacs gelés en hiver. J’avais déniché pour 1200$ un snow qui m’est livré au quai des Escoumins. Je suis plutôt fantasque et dit au capitaine d’oublier le winch, qu’il me prépare plutôt une rampe sur laquelle je lance l’appareil avec audace et brio pour monter sur la terre ferme.

Mon travail au chantier est donc de tirer une remorque sur ski chargée de billes de bois. Un bon soir, il me reste un dernier voyage à faire, mais il faut compter une bonne demi-heure pour décharger la remorque et les manœuvres terminent leur quart à minuit. En arrivant sur la glace, je braque les skis de direction pour amorcer un dérapage précipité puis accélère brusquement ce qui fait basculer la remorque qui se décharge d’un seul coup de son contenu : problème réglé.

Suspicieux, mon père exige une démonstration et finit par me demander de continuer à appliquer ma méthode. Il arrive bien qu’un des piquets qui retiennent la charge se casse, mais il s’agit de se munir d’une bonne réserve. Avec l’équivalent de 10 voyages effectués en seulement 6 déplacements, mon père encaisse une bonne prime de rendement au bout de cette saison-là. Quant à moi, j’ai économisé suffisamment pour pouvoir me marier en 1955 avec la jeune Annonciade, fille d’Atala Guay et d’Albert Tremblay[1].

Épicerie

Mon père s’est marié en secondes noces et tient une petite épicerie avec sa nouvelle épouse. Après avoir racheté les parts de ma belle-mère qui devient simple employée, je vois que le commerce perd de l’argent. J’ai peine à convaincre mon père de la nécessité d’acheter une caisse enregistreuse. Un suivi rigoureux des entrées et surtout des sorties d’argent me permettra de discipliner ma belle-mère. Pour pouvoir tirer un revenu suffisant pour vivre, il faut moderniser l’affaire, au grand dam de mon père qui est très conservateur. Après avoir élargi la boutique, je vois très grand et achète un comptoir de congélation. J’ai vu tellement grand qu’il faudra enlever la vitrine pour le faire rentrer dans le magasin!

Compartiment du tiroir caisse pour la monnaie conservé par Laurent Bouchard dans son magasin.
 

Mon idée est d’utiliser ce comptoir pour vendre de la viande. Au début, je vends de la viande déjà découpée et préparée. Puis, je m’initie à la boucherie à Chicoutimi et m’équipe d’une arrière-boutique avec chambre froide et tout l’équipement pour compléter les coupes. Au décès de mon père, le commerce me revient et j’ai ce qu’il faut pour faire vivre ma famille.

J’ai toujours trouvé essentiel de reproduire pour mes cinq enfants ce qu’on mon père a fait pour moi : donner des responsabilités puis exercer une surveillance, corriger, s’assurer qu’ils aient « un bon coffre d’outils » afin de pouvoir faire leur chemin dans la vie. J’ai peut-être un peu trop imité mon père dans sa sévérité, c’est ça que j’avais connu. Mais je pouvais dire le soir en me couchant : mission accomplie.

Les Bergeronnes

Je pense que la grande proportion des jeunes qui ont été éduqués en dehors du village fait une différence ici. On a produit un bon nombre d’avocats, de médecins. Ça fait en sorte que les Bergeronnais ont un plus grand respect les uns pour les autres qu’ailleurs, une plus grande sincérité aussi, moins de cachotteries. On a toujours été des gens très débrouillards, capables d’initiative.



 

Généalogie bergeronnaise

[1] Albert Tremblay et son épouse Atala Guay (fille de Victor Guay) vers 1930 avec leurs enfants Vincent (futur concessionnaire automobile à Forestville), Pâquerette (qui épousera Charles-Edmond Lessard) et la petite Annonciade (mariée à Laurent Bouchard). N'étaient pas encore nés à ce moment Jean-Noël (marié à Yolande Larouche) et Doris (mariée à Roger Tremblay).